« Volubilis », Faouzi Bensaïdi dans la cour des grands

Par Tahar Chikhaoui

Le ciné-club de Oued Ellil a organisé samedi 15 février une projection de Volubilis à la Maison des jeunes, avec le soutien de Sentiers. En dépit du peu de temps laissé au débat, un échange riche et agréable a eu lieu au cours duquel de nombreux sujets ont été abordés, tels que la question sociale, le traitement de l’espace, l’importance des mains, le jeu sur l’attente du spectateur et d’autres choses encore. Curieusement, à peine a-t-on évoqué un thème qu’un autre s’est aussitôt imposé non moins -voire plus- important que le précédent. Certes, la nature des débats dans les ciné-clubs favorise les digressions, mais il faut avouer que Volubilis foisonne de sujets. Toute l’oeuvre de Faouzi Bensaïdi est marquée par une grande diversité thématique. Et une remarquable force de construction car s’il y a un trait distinctif dans l’oeuvre de Bensaïdi, c’est bien son architecture, entendue dans tous les sens du mot : matière, planification, espace, agencement des relations entres les différentes composantes du film, animées ou pas, fixes ou mobiles. La consistance thématique, la rigueur de composition sont perceptibles à tous les niveaux, du plan à la séquence et de la séquence au film dans son ensemble avec, en plus, une diversité d’échos cinématographiques.

Certes, Volubilis est essentiellement un film social. Ses principaux personnages appartiennent à un milieu populaire et se débattent avec de lourdes contraintes de classe. Tous les déboires de Abdelkader, Malika et Mostapha ont à voir avec l’arbitraire des puissants et avec leur incapacité à s’y adapter. Le premier retournement dramatique du film est dû au fait que Abdelkader a appliqué strictement les directives de la direction quant à l’usage de l’escalator. Il n’a pas réalisé qu’exécuter les ordres sans tenir compte du statut social des contrevenants, pourrait conduire au pire (le travail perdu, l’épouse bien-aimée partie, la mère tombée dans la mendicité, le meilleur ami violemment agressé et humilié). On ne peut pas ne pas comprendre le film comme une étude virulente d’une société rongée par l’injustice et la violence capitaliste dans sa forme actuelle. Mais l’horizon du film dépasse de loin la question sociale. Faouzi Bensaidi a construit son oeuvre sur l’enchevêtrement de la question sociale avec d’autres dimensions, pas directement visibles, dont l’histoire (Volubilis, l’ancienne capitale de l’empire mauritanien, n’est pas qu’un décor dans le film), la géographie (on peut considérer la ville de Meknès comme le personnage principal de cette histoire comme l’était Casablanca dans What a wonderfull world et Tetouan dans Mort à vendre), l’amour, l’amitié et la famille etc… Chacun de ces thèmes aurait pu à lui tout seul constituer un film à part. D’où la difficulté de classer Volubilis, drame social, drame psychologique, étude anthropologique sur Meknes ? Ou, ce qui serait plus correct, tout cela à la fois ?

C’est aussi ce qui explique l’importance de la construction et du choix d’un principe architectural nécessaire à la composition de tous ces éléments.

Cependant, la valeur du film ne réside pas uniquement dans sa teneur thématique et la rigueur de sa construction dramatique qui relèvent du reste de la qualité du scénario à laquelle Bensaïdi a toujours accordé toute son importance. Elle est à chercher également et surtout dans la singularité de la réalisation.

Ce qui frappe, de prime abord, c’est le soin que Faouzi Bensaïdi met dans la construction du plan, à la fois en lui-même et dans son rapport à la séquence ; soin déjà fortement remarquable dans ses courts métrages, au tout début de sa carrière (La falaise et Le mur). Le plan n’est pas chez lui juste un maillon d’une chaîne, tout comme la séquence n’est pas une simple chaîne de plans successifs. Le plan tend presque souvent vers la séquence, au sens technique du terme, c’est à dire, qu’il ne s’arrête que lorsqu’il a fini d’assurer la fonction assignée conventionnellement à celle-ci. Mais d’une façon plus générale, le plan contient une pluralité de significations, dès le début du film. Dans le tout premier, nous voyons Malika de derrière et de très près qui nettoie une vitre ( c’est comme si nous étions avec elle, en train de regarder dans le même sens qu’elle et de bouger mentalement comme elle bouge physiquement). Certes, ce plan est là pour nous présenter le personnage (son sexe, son statut social) mais il dit, à un autre niveau, l’importance du cadre et du travail qu’il nécessite pour une vue plus claire et plus profonde. La précision du geste et sa répétition mis dans le nettoyage de la vitre, renvoient, sans aucun doute, au soin que met le réalisateur dans l’organisation des ses plans pour rendre possible une vision plus riche. La richesse du plan lui permet de raconter son micro-récit et d’acquérir une autarcie par rapport au film. Loin de relever du labeur, il s’agit d’un choix d’écriture cinématographique en phase avec la modernité. Car (Faouzi Bensaïdi est l’un des rares cinéastes de chez nous à l’avoir vraiment assimilé), le sens ne découle pas seulement de la suite causale des événements selon une ligne horizontale mais provient aussi d’autres lignes qui traversent le plan dans des sens différents. On perdrait la moitié du film si on suivait les événements comme si les plans étaient de simples cellules successives. Pour saisir le film dans toute son ampleur, il faudrait une disponibilité du regard, des yeux suffisamment réceptifs pour se laisser remplir de tout ce que contiennent les images. Il importe de signaler, alors que nous en sommes encore au premier plan, que l’esthétique de Faouzi Bensaïdi repose entre autres sur deux éléments essentiels : le mouvement et le regard, ou pour être plus précis, la main et l’oeil. Le mouvement de la main de Malika (Godard n’est pas loin) nous permet de regarder au loin dans la profondeur du champ. Sa main revient dans un plan suivant lorsqu’elle reçoit son salaire dans une tentative de chantage entreprise par une autre main, concupiscente et agressive. Arrive ensuite la main aimante de Abdelkader pour nettoyer celle de sa bien-aimée des traces indignes du harcèlement de son patron. On assiste alors, dans cette scène et dans d’autres, à un jeu subtil d’alternance d’une dialectique des mains et des regards jusqu’à la rencontre des mains des trois amis à la fin du film dans une promesse de solidarité.

Ensuite, autre élément essentiel : le jeu des acteurs qui, de toute évidence, ne se contente pas de se conformer, regard, parole et mouvement compris, aux indications du scénario. Il renvoie à autre chose qui ne s’inscrit pas dans la stricte continuité des événements mais se rapporte au fait de s’accompagner soi-même comme si l’acteur était également chargé de commenter son propre jeu (rappelons que Faouzi est d’abord, et encore, acteur, dans ses films et dans d’autres). L’acteur évolue donc à l’intérieur de l’histoire, jouant le rôle qui lui est assigné, et, dans le même temps, suit son action. Il ajoute à chaque plan une durée supplémentaire, celle du commentaire dans un dialogue implicite avec le spectateur. La fine composition des deux fonctions et des deux temporalités est l’une des clés du charme secret de l’univers de Bensaïdi. Le maintien de Abdelkader (Mouhcine Malzi) devant la caméra, ses mouvements, contiennent un surplus de valeur qui pourrait paraître exagéré aux yeux d’un spectateur pressé, captif de l’habitude. Mais cette durée est suffisamment dosée pour que l’acteur fasse ce qu’il a à faire tout en « disant » au spectateur : «  est-ce que tu vois bien que je joue mon rôle comme tu le souhaites ? ». De là vient la dimension lyrique et mélodramatique du film. Cela est plus évident (quoique sur un mode différent) encore pour Malika (Nadia Kounda) qui prolonge souvent le temps de l’expression devant la caméra jusqu’à faire sourire comme si elle posait devant un appareil photo ; nous voyons alors, en même temps et le personnage et l’actrice. Tout comme chez les cinéastes modernes. Il s’agit moins d’un maniérisme déplacé, ou d’un exhibitionnisme fat que de l’expression d’un profond respect. Le cinéaste filme sans oublier le spectateur, en évitant la vitesse trompeuse qui empêche de réaliser que ce qu’il voit est artefact, illusion de la réalité et non pas la réalité même. Mais quand les deux acteurs se retrouvent dans la même scène, le film s’élève à un rang supérieur, devient un film sur le film dans une espèce d’auto-dérision amusée.

Cela nous conduit à autre chose encore, tout aussi essentiel, de multiples clins d’oeil au cinéma aussi nombreux qu’implicites comme toujours chez Faouzi Bensaïdi (rappelons-nous W.w.w. What a wonderfull word, exemple extrême, où à chaque détour de séquence, apparaissent en filigrane de grandes figures du cinéma modernes Tati, Fellini, Tarantino etc…

Premier signe, reconnaissable pour tous, le mélodrame égyptien : une histoire d’amour contrariée par la société, d’autant plus émouvante qu’elle est rythmée par des chansons d’amour populaires qui vont droit au cœur d’un spectateur en totale identification avec les personnages. Mais il y a un intertexte moins visible qui rappelle des cinéastes comme Godard, Antonioni ou Chaplin. Tout cela est inscrit dans le film de façon subtile, des fois caché et d’autres fois à moitié caché qui ne doit pas être mis sur le compte d’un jeu arbitraire ou d’un lyrisme cinéphilique creux mais d’un hommage élégant rendu par Bensaïdi à ses illustres prédécesseurs. Rappelons-nous juste Abdelkader devant la modeste maison de Malika. On lui ferme la porte au nez. Furieux, il donne des coups de pieds comme un fou, recule, avance et frappe de nouveau avec ses pieds. Subitement, un petit garçon entre dans le champ ; il s’approche doucement de la porte et s’assoit sur le seuil de la maison. Abdelkader s’arrête alors, éberlué, comme si le Kid faisait brusquement irruption pour reprendre sa place devant la bicoque de Charlot. Magnifique scène où Abdelkader semble réaliser d’un coup qu’il est en train de refaire pour la millième fois un geste commencé dans les années vingt du siècle dernier. Il s’arrête de frapper et repart tranquillement. Nombreuses sont les allusions semblables (faut-il les citer toutes?) qui ajoutent du charme au charme d’un film contemporain, puissant, amusant et polyvalent.

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