Tendresse du loup de Jilani Saadi, aux marges de la marge.

Par Tahar Chikhaoui

Ces notes font suite au débat que nous avons eu avec Jilani Saadi autour de Tendresse du loup, dans une séance des Ciné-Rencontres organisées à distance, en temps de confinement, mardi 14 avril. Le film était, et l’est encore à ce jour, en accès libre sur internet.

« Tendresse du loup » est le deuxième long métrage de Jilani Saadi. De toute évidence, il prolonge «Khorma » ne serait-ce que par le rappel de Mohamed Graya à qui Jilani Saadi confie de nouveau le rôle principal, et, comme nous le verrons plus loin, pour bien d’autres raisons. Mais, plus important quoique moins évident, « Tendresse du loup » rompt avec « Khorma » dans un sens et selon des modalités qui s’affirmeront plus clairement dans la suite de sa filmographie. Plus important encore, le film marquera ce moment de l’histoire du cinéma en Tunisie et dans la région et fera écho à ce qui s’y joue. Rappelons-nous juste qu’en 2006, pour prendre des cinéastes de la même génération, Faouzi Bensaidi (Maroc) sort « WWW. What a wonderfull word », Tariq Teguia « Rome plutôt que vous », Abderrahman Sissako « Bamako », Mahamet Saleh Haroun « Darrat ». Ibrahim Batout sortira deux années plus tard « Ain Chams ». Quand on a bien vu ces films, quand on connaît la place que ces cinéastes occupent dans l’histoire de leurs contextes respectifs, on pourra mieux mesurer l’apport de Jilani Saadi dont la valeur artistique est bien au-dessus de sa notoriété « festivalière » ou culturelle.

Au départ de « Tendresse du loup », il y a donc Mohamed Graya. Jilani Saadi le confirme, la genèse du film est liée au désir de retravailler avec l’acteur. Celui-ci ramènera avec lui une partie de son histoire, accompagné de Mohamed Mourali son père adoptif dans « Khorma », devenu biologique dans « Tendresse du loup ». Dans « Khorma », il lui succédait, dans « Tendresse du loup » il rompt avec lui. Succession disions-nous et rupture. Ce changement du rapport au père, devenu biologique et conflictuel, condense, à lui tout seul, le saut que fait Jilani en passant de son premier à son deuxième long métrage. Le film « Tendresse du loup » est parti de « Khorma » tout comme le personnage de Stoufa est parti de chez lui, quittant le cocon paternel, pour se réfugier dans un garage. Ainsi commence l’histoire, Stoufa sortant de chez lui, dépité, vociférant, courant de colère, accompagné par un travelling arrière le long d’une ruelle noire, dans un cri assourdissant. Ce geste, essentiel, se répètera selon d’autres modalités dans les films suivants de Jilani. Ça commence toujours par un lâchage. Du ciel vers la terre dans « Où est papa ? » de l’appartement vers nulle part dans « Bidoun 2 », sur l’auto-route dans « Bidoun 3 » etc.. D’ailleurs plus généralement, dans le cinéma de Jilani Saadi, le personnage est souvent projeté, d’un lieu initial, identifié, vers un point final difficile à définir, insaisissable. On part de, arraché à, un lieu déterminé vers un ailleurs indéterminé. Tous ses films sont, d’une manière ou d’une autre, un voyage vers l’inconnu. Mohamed Graya ramène donc son histoire mais amène aussi l’acteur Habib Ben Mbarek. Il le propose à Jilani Saadi qui l’accepte et lui confie, du reste, le rôle de Dhehbi, l’albinos, rôle qui dit fictivement aussi cette proximité réelle. Des trois autres larrons, Dhehbi est le plus proche de Stoufa, son protégé, d’une certaine manière son petit frère. L’attention qu’accorde Jilani Saadi à l’acteur est essentielle. Remarquons que Faouzi Bensaidi, cité plus haut, entretient, quoique selon d’autres modalités (étant lui-même d’abord comédien), un rapport très étroit avec les acteurs. Traditionnellement, dans le procès de fabrication du film, le personnage préexiste à l’acteur, celui-ci devant incarner celui-là. Chez Jilani Saadi, il arrive que ce soit le contraire : le personnage se construit à partir de l’acteur, quand il ne s’en inspire pas, ce qui déconcerte plus d’un (critique), car on a l’impression que l’acteur joue mal son rôle. L’histoire de « Tendresse du loup » est aussi, comme dans « Khorma », celle d’une perte, de l’arrachement à un milieu familial, social, dont il est déjà exclu, de l’égarement d’un marginal vers d’autres marges, qui, de surcroît, non sont pas poétiques, sublimées, mais plus prosaïques encore. La différence est qu’ici, dans « Tendresse du loup », le personnage ne connaît nulle promotion, nulle reconnaissance, fût-elle de courte durée ou illusoire, comme dans « Khorma ». L’illusion d’un passage par l’institution n’est plus possible ; Stoufa a à peine rejoint le groupe d’amis, déjà marginaux, dépossédés du peu qu’ils avaient, qu’il entre sans raison en conflit avec eux, les insulte, s’en détache avant même de les intégrer. Il faut croire qu’il est, au moins en partie, déjà ailleurs, au Cap Vert…

C’est la nécessité d’accompagner de plus près, et plus librement, des personnages lâchés, déconnectés, à la trajectoire incertaine, qui a imposé à Jilani Saadi de se débarrasser de la machinerie lourde de la caméra argentique. Et, dans la foulée, sans forcément le vouloir, des soutiens accablants des institutions (le film n’ayant obtenu que l’aide du ministère de la culture). Même la caméra digitale utilisée dans le film n’est pas la plus professionnelle. En guise de travelling, on placera l’appareil sur le guidon de la moto. On n’est pas loin de la go pro, pas encore lancée sur le marché, que le cinéaste utilisera plus tard. Cette rupture technique et économique qui, comme on le sait, sera consommée avec la série des Bidoun, est en phase avec l’idée même du film et son esthétique. Aucun cinéaste tunisien de sa génération n’a accompagné, cinématographiquement, de si près le délitement de l’institution avant pendant et après la chute Ben Ali. Mais Jilani Saadi ne fait pas de cinéma politique. En revanche, ses films sont, en dernière analyse, profondément politiques. La crise de l’institution commence par celle de l’auteur/narrateur lui-même qui est certes présent, mais d’une présence incertaine, problématique. Sa trajectoire, il la dessinera avec des acteurs/personnages dont il sait qu’ils ne savent pas exactement où ils vont. L’histoire du film dure quinze heures, de 16h de l’après-midi à 7h du matin. Quand il y a un saut dans le temps (il s’agit de quelques minutes, la plus grosse ellipse étant celle du sommeil nocturne) le narrateur se presse de l’indiquer comme un compte à rebours à l’envers. Le rétrécissement du temps de l’histoire par rapport à celui du film empêche le surplomb. En revanche, se met en place une autre instance de point de vue, déjà perceptible dans « Khorma », mais qui devient plus autonome et plus affirmée dans « Tendresse du loup », celle d’une caméra placée au-dessus des personnages, regard perché sur les toits ou dans le ciel, entre caméra de surveillance et œil d’une force supérieure, satellitaire, divine ou diabolique, une instance froide, silencieuse, regardant en noir et blanc. Il y a un tel écart entre celui qui nous raconte l’histoire en suivant les personnages, et cet étrange intrus que le point de vue semble disloqué. L’histoire se déploie entre deux extrêmes, ouvrant un espace troublant pour le spectateur. Mais l’alternance entre ces deux régimes de regard est sporadique ce qui renforce l’étrangeté voire la violence de cet intrus. Car nous sommes le plus souvent avec les personnages sauf que le flux continu de la vie se trouve, de temps en temps, et sans préavis, coupé par le regard glaçant de cette instance mystérieuse. Il faut dire que les personnages sont dans une situation limite, toujours au bord du précipice. La séquence de Dhehbi dans la gare est, de ce point de vue, exemplaire. A un moment, nous avons cru qu’il s’était jeté devant le train. Il ne l’a pas fait ; on n’est pas tout à fait dans le tragique. Trop lâches ou trop blasés pour aller jusqu’au bout, les personnages (masculins au moins) de Jilani Saadi sont des velléitaires invétérés. A moins de considérer qu’ils sont déjà ailleurs, déjà morts. Nous sommes loin, très loin des héros d’antan, victorieux ou martyrs, porte drapeaux d’un combat national ou social, de l’homme fêlé de Nouri Bouzid ou sans qualité de Merzak Allouache. Ces marchands ambulants, sans revenus, chômeurs déguisés, à qui on a arraché jusqu’au déguisement, nous ne savons pas s’ils n’ont pas le courage de se suicider, comme le dit Dhehbi, ou s’ils n’ont plus aucune raison de le faire, leur sort étant déjà scellé. En tout cas, l’heure de Mohamed Bouazizi n’est pas encore arrivée…

Ensuite, il y a Saloua à la démarche ferme et déterminée. Les trois larrons croient l’avoir atteinte en la violant. Ils lui ont, déplore-t-elle, surtout déchiré la robe, scandalisant toute la bien pensance militante et privant Jilani Saadi d’autres subventions internationales. Stoufa, lui semble (ou croit) avoir compris qu’elle est ailleurs, loin du monde. Elle pourrait être déjà au Cap Vert, elle pourrait être sa Cesaria Evora à lui… Le film commence par elle quant elle a choisi sa robe rouge. Sa joie ne durera pas longtemps. Il a suffi de quelques minutes de retard pour que le drame arrive. Trois taxis, envoyés par le client (on saura que c’est un libyen riche et libidineux) arrivent et repartent l’un après l’autre, ne la trouvent pas à l’endroit indiqué, là où précisément se regroupent, assis à même le trottoir, adossés contre le mur, Dhehbi, Mourad qui, dépossédés de leurs marchandises, ne trouvent, pour justifier leur lâcheté, rien à dire à leur chef, Aziz. En attendant, il se morfondent, noient leur désespoir dans quelques misérables bières. Saloua arrive après que Stoufa a rejoint la bande, s’envolant de chez lui en furie, plus accroché que jamais à son rêve de rejoindre le Cap Vert et la Diva aux pieds nus. Il ne participera pas au viol. Cela n’empêchera pas Saloua de se venger aussi de lui, ordonnant à son frère et sa bande de lui administrer en premier (les autres auront leur tour) le châtiment qu’elle pense devoir lui infliger. La rencontre de Stoufa et Saloua (tiens, drôle d’assonance) se fera sur un malentendu, une entente précaire faite de désir de vengeance inaboutie et de rachat éphémère. Stoufa n’ira pas jusqu’au bout de son ire, son couteau, l’instrument du crime programmé, se réduisant à un accessoire amusant d’une danse improvisée ; Salwa se rachètera en acceptant de subir un moment de captivité, transformé par son bon vouloir, en spectacle d’ombre chinoise, agrémenté par une scène d’amour où elle se donne, volontiers mais sans plaisir, à son geôlier, avant de le quitter au petit matin, lui reprochant, dans un sursaut de mépris inattendu, la misère dans laquelle il croupit. Décidée à poursuivre son chemin, le laissant plus perdu que jamais. On a reproché à Jilani Saadi l’image qu’il donne de la femme dans « Tendresse du loup », image qu’on aurait aimé plus valorisante, alternative, à l’opposé de celle, dans la réalité de la femme opprimée, battue. Le malentendu est profond. Outre le fait, évident (il suffit juste de voir avec quelle détermination elle se déplace dans l’espace) que Saloua est le seul personnage qui, malgré ses déboires, sait ce qu’il veut, on oublie que le grand apport de Jilani Saadi est d’avoir entièrement peuplé sa fiction de l’univers, matériel et moral, d’une frange de la société jamais représentée jusqu’ici dans le cinéma tunisien, ces autres des autres dont on se rend compte juste maintenant qu’ils existent, et qu’en ces temps de confinement, on ne sait pas trop quoi en faire ni combien ils sont pour les inscrire dans les registres des caisses sociales.

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