« Parasite » ou La lutte des classes revue et corrigée par Bong Joon-ho
Par Tahar Chikhaoui
Jamais film n’aura mérité autant la Palme d’or. Rappelons le script : Une famille pauvre, au complet pour une fois (souvenons-nous que manque toujours un géniteur chez Bong Joon-ho, le père dans Mother et la mère dans The host) composée des deux parents, d’un fils et d’une fille, évolue dans un espace exigu, au sous-sol, les uns sur les autres, comme dans une cellule. Tels des rats. Ils jouissent à peine du minimum vital. Grâce à l’intervention d’un ami, le fils s’introduit, muni de faux diplômes, dans une famille bourgeoise, et prétend pouvoir donner à leur fille adolescente des cours particuliers d’anglais. Gagnant rapidement la confiance de ses employeurs – et dans la foulée l’amour de l’apprenante – il n’hésite pas à proposer sa sœur (sans révéler sa vraie identité, mais en la présentant comme une lointaine connaissance) à qui il attribue des dons artistiques dont elle est souverainement dépourvue pour assister le fantasque et gâté petit garçon de la famille huppée. Recrutée, la fille parvient par une machination diabolique à faire renvoyer le chauffeur afin de permettre à son pater de prendre sa place malgré ses compétences douteuses en la matière ; enfin, à la suite d’une machination tout aussi diabolique, la mère se substitue rapidement à l’ancienne gouvernante. Résultat : le frère, la sœur, le père et la mère s’infiltrent dans la vie luxueuse de la famille bourgeoise sans que celle-ci ne se doute du lien qui les unit. Mais rapidement les événements prennent une tournure imprévue, le pouvoir si rapidement acquis leur échappe aussitôt à la faveur d’une série de circonstances inattendues précipitant le récit vers une fin funeste.
La rigueur et la complexité qui caractérisent le scénario de Parasite auraient pu en faire un film trop écrit. On peut avoir peur de voir l’édifice s’écrouler sous le poids du scénario et la créativité se dissiper dans ce torrent d’habileté. Rien de cela n’arrive. Bong Joon-ho a, au contraire, mis tout son brio au service de l’idée essentielle du film : le questionnement des lois qui régissent la lutte des classes, porté par la conscience (claire ou diffuse, cela importe peu) qu’elles ne correspondent plus au système tracé par Marx dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, lois que beaucoup (et pas que Ken Loach) continuent à croire qu’elles sont encore en vigueur, telles quelles. L’effort a été axé essentiellement (mais pas uniquement) sur l’espace, non seulement du point de vue de la verticalité, point de vue quelque peu classique (Jean Renoir y a naguère travaillé), une verticalité savamment orchestrée, de plus en plus ramassée jusqu’à la tragédie. Diluée au début du film, elle se resserre progressivement, les deux familles habitant à deux niveaux d’altitude séparés, finissent dans le même espace, pour n’être plus séparées que par un divan, l’une au-dessus et l’autre en-dessous. Bong Joon-ho a ajouté à cette question de la verticalité, celle de la proximité ( on ne voit la distance géographique qui sépare les deux maisons que vers la fin du film, à la descente, au moment de la fuite, de la famille pauvre et pas à la montée du fils, ellipse oblige, au début, au moment de son accès à la villa). On aurait dit que tout ce beau monde habite le même quartier s’il n’y avait pas eu en effet cette longue séquence de fuite, en descente, du père et ses enfants, après le retour précipité de la famille bourgeoise du pique nique, descente filmée d’ailleurs comme une allégorie de la chute plus que comme la traversée d’un espace. Cette proximité (illusoire) facilite le mouvement de l’entrée et de la sortie et fonde la dialectique de l’identité et de l’altérité dans une relation spéculaire. A cela s’ajoute, paradoxalement, l’absence totale de (re)connaissance en dépit ou à cause de cette proximité. La crédulité des riches n’est pas un artifice de scénario mais se présente comme un fait structurant, inhérent à la composition contemporaine des liens sociaux entre riches et pauvres et à leur distribution dans l’espace. A aucun moment, les maîtres ne se sont rendus compte, contre toute vraisemblance réaliste, que la nouvelle gouvernante est la mère du garçon et que la fille proposée par ce dernier pour donner des cours particuliers au gamin est sa sœur ni que le nouveau chauffeur est son père. Et, quant à la construction dramatique, le réalisateur a replacé la structure familiale au centre des luttes sociales comme une cellule organisationnelle, jamais ainsi considérée par Marx qui prédisait au contraire son extinction, comme une condition de l’établissement de la future société sans classes. B. J-h fait revenir la famille comme une bande de malfaiteurs, inversant le schéma classique des films de gangsters où la bande de malfaiteurs se présente comme une famille. L’intérêt majeur du film réside d’une part, dans une nouvelle manière de poser la question de l’aliénation et d’autre part dans la reconsidération du rapport de la thématique sociale avec les genres cinématographiques. Après la deuxième guerre mondiale, des genres comme le western, le film noir, la comédie musicale, se sont élargis à la faveur des transformations sociales de l’époque pour contenir de nouvelles questions, les jeunes, les femmes, les indiens, les opprimés etc ; alors que dans le cas qui nous concerne c’est le film social qui s’est élargi pour contenir des éléments empruntés aux genres (le fantastique, le thriller, le film d’horreur, le film de zombie etc…) dans une hybridité inédite. Nous avons remarqué cette tendance dans Bacarau de Kleber Mendoça Filho, Tlames de Ala eddine Slim, Atlantique de Mati Diop ou Abou Leila de Amine Sidi Boumédiène. Ce qui est frappant c’est que l’inversion de l’équation nous arrive de cinéastes du Sud, autre signe du cours de l’histoire du cinéma.
Le film de Bong Joon-ho est le meilleur exemple de cette tendance ; avec cette double proposition, thématique (relecture de la question de l’aliénation) et formelle (la reformulation de la dialectique des genres) il ajoute ainsi une pierre à l’édifice de l’histoire du septième art dont on sait qu’elle ne peut pas avancer sans de nouvelles mises en formes adaptées aux questions de l’époque.