L’insignifiance profonde du monde selon Lamine Ammar-Khodja
Par Tahar Chikhaoui
Jeudi soir au Cinéma Le Cigalon à Cucuron, en compagnie de Lamine Ammar-Khodja. L’occasion, pour moi, de revoir (combien de fois déjà ? je ne sais pas) Demande à ton ombre, son premier long-métrage et de discuter avec le public de Cucuron (dans le Vaucluse), une quarantaine de spectateurs bien attentifs et curieux, de ce bel objet qu’on ne se lasse pas de retourner dans un sens et dans l’autre pour à chaque fois y délicieusement déceler les marques subtiles et oh combien intelligentes d’un cinéaste qui nous a confortés, par la suite (chroniques équivoques, Bla cinima), dans nos premières agréables impressions.
On a revu donc L.A.K retournant à Alger, venant de Paris (dont on voit, en prélude nécessaire à la bonne compréhension de la démarche, se succéder des images fixes), portant comme unique bagage quelques bouquins (Camus, Aimé Césaire, Edouard Glissant) et pas mal de disques de musique classique, clamant d’une voix intime (à qui s’adresse-t-il ? La question du destinataire introuvable revient, en creux du film, lancinante) des citations de l’un et de l’autre, un L.A.K n’hésitant pas à parler à la première personne (comme si c’était évident), mais se montrant le plus souvent de derrière. Etonnant paradoxe, celui d’un narrateur osant (il faut connaître le contexte de ce cinéma pour en mesurer l’audace) étaler ses inquiétudes existentielles (oui Camus revient sans cesse, notamment à travers une image souvenir, muette et en noir et blanc, jouant au matador mais devant un taureau inexistant, tauromachie dépourvue du plaisir dangereux de son objet), mais un narrateur tournant le dos à lui-même, empêtré dans un combat désespéré contre une fenêtre qui, récalcitrante, se refuse à s’ouvrir, jouant avec un cafard perdu dans une chambre meublée de rien, arrivant à peine à se déplacer dans un espace exigu, manquant tomber tel Tati, ne cessant pas de revenir dans son lit de fortune, se couvrant jusqu’au visage, enfoui dans la honte de ses supputations ridicules sur une révolution qui n’arrive pas à arriver.
Ce retour au pays natal, ce retour-là a quelque chose de loufoque (la deuxième fois, on le sait, est toujours farcesque comme disait l’autre), les références à ces hautes figures de la pensée n’enlève rien au burlesque (oui, on pense à quelque figure entre Buster Keaton, et plus proche de nous à Elia Suleiman, cette histoire-là ne finit pas de se répéter), expression cinématographique de l’insignifiance profonde d’un monde (ne nous méprenons pas sur la présence de l’Algérie, de sa jeunesse, de ses illusions, de ces manifs qui tournent court, spectacle affligeant de citoyens, plus badauds que citoyens, refusant de se joindre à leurs frères en révolte, on est désormais dans le monde, j’allais dire le tout-monde, encore Glissant), oui burlesque, le montage des fragments du Retour de Césaire (tiens, Cissako dans un autre voyage de retour « La vie sur terre », citait le même passage) avec les déambulations aériennes de ce sac en plastique flirtant avec les murs délabrés d’une ville dont on ne perçoit que des bribes, ou avec la paire usée de chaussures de notre personnage-narrateur, abandonnée dans un coin de la chambre, morceaux déchirés d’une Umma dont il faut désormais bien admettre qu’elle est hantée par une jeunesse dont l’ombre de L.A.K. n’est que l’expression métonymique, et pas du tout comme on pourrait le penser l’expression narcissique d’un cinéaste intello, mais bien la projection d’un jeune, solitaire et solidaire, qui n’a pour interlocuteur que l’envers de soi-même. On est bien loin du lyrisme de ce cinéma algérien des années 60 de Lakhdar Hamina ou de Ahmed Rachedi, et même de la chronique déjà bien désenchantée de Omar Gatlato, pourtant bien révolutionnaire à l’époque, on est post-post. L’arrivée de L.A.K à la veille d’une révolution qui n’a pas eu lieu n’a plus rien à voir avec celle des cinéastes cités après une révolution qui est bien advenue. Cette révolution, qui a bien eu lieu chez le bon voisin tunisien (enfin… on est en 2012), n’arrivera pas une deuxième fois ; il faut prendre son parti, on est bien post-post. Et il fallait en dire le sens ou le non sens, avec le rythme qu’il faut, inventer la poésie qui va avec. L.A.K en a signé les premiers vers, d’autres en ajouteront d’autres, nous en reparlerons. Donc de tout ça et encore d’autre chose, on a parlé avec Lamine à un public cucuronnais qui en voulait savoir davantage. Nous avons salué l’initiative de la dynamique équipe du cinéma Le Cigalon et du Festival des Cinémas d’Afrique du pays d’Apt et promis qu’on reviendra pour égrener la suite d’un poème qui est bien en train d’être composé, en marge, par une pléiade de jeunes cinéastes qui se reconnaîtront. La suite viendra…dont on parlera aussi.