Les contes de la lune vague après la pluie ou Le kimono, le samouraï et l’histoire

Par Tahar Chikhaoui

Que dire qui ne soit déjà répétition de « Les contes de la lune vague après la pluie » ? Nous répétons quand même, ne serait-ce que pour rappeler notamment ce qui a impressionné les critiques et futurs cinéastes français des années cinquante. Mais notre propos ultime est tout autre que celui qui a été tenu par Jean Douchet au sujet de la mise en scène et de la conscience étonnante que Mizoguchi en a eu au début de ces années cinquante, propos du reste essentiel. Notre souci est « culturel », lié à ce détour que nous nous sommes engagés à suivre pour interroger le rapport d’un artiste à ce qui est censé être sa culture nationale ou régionale. L’importance de la question n’implique pas, au contraire, de faire l’économie de ce qui explique dès les années cinquante la notoriété de Mizoguchi. Jean-Luc Godard a écrit sur Mizoguchi ainsi que Jacques Rivette et Eric Rohmer, mais Jean Douchet en a fourni la formulation la plus précise : la mise en scène n’illustre pas, elle ne fait pas que dérouler le sens, elle le réfléchit dans le double sens de le penser et le refléter. Douchet parle de projection et répète le mot plusieurs fois. (Re)prenons juste un exemple (il y en a plusieurs). Au début du film, Genjuro prépare sa charrette pour aller en ville vendre des pots, excité par la montée des prix en temps de guerre ; sa femme, Miyagi, lui demande vainement de l’accompagner, elle n’ose pas le dissuader de partir. Son inquiétude se voit pourtant sur son visage. Il est plus que jamais décidé. En profondeur de champ, apparaît un couple, Tobei, tenant son chapeau de paille comme un bouclier, poursuivi par sa femme Ohama, la sœur de Genjuro, qui, une spatule à la main (telle une épée), manifestement opposée à sa décision de partir, l’admoneste en l’accusant de ne pas même être capable de se battre. Tobei est lui aussi décidé de partir en ville, porté par le rêve de devenir samouraï. L’apparition du couple Tobei/Ohama en arrière plan se lit comme l’expression exacerbée, un peu grotesque de la situation du couple Genjuro/Miyagi. Il n’y a aucune marque visuelle ou sonore, aucun commentaire signifiant expressément ce que Douchet appelle la projection, celle-ci est dans le prolongement de l’action, dans son déploiement dans le même plan. C’est au spectateur d’établir le rapport de réflexion au sens spéculaire du terme, le commentaire de Douchet étant aussi un exemple de ce que pourrait être la critique de cinéma. Ce genre de situation se répète plusieurs fois. C’est comme si le cinéaste commentait son propre film en prolongeant la situation dans le même plan. Ou comme si la conscience du personnage se déployait devant lui (et nous) dans le même espace prolongé du plan. Le phénomène devient plus explicite lorsque, en ville, Genjuro voit arriver sa femme au moment même où il est en train de lui choisir un kimono. Ou quand il la retrouve bien vivante après sa mort. Mais dans bien d’autres situations, le phénomène est beaucoup moins clair. L’ensemble du film est construit sur ce principe : quand Genjuro, Tobei et Ohama ont décidé de partir en ville, ils ont choisi de traverser le lac afin de courir moins de risque. L’argument scénaristique est le pré(texte) à autre chose : la traversée du lac c’est évidemment le passage d’un monde à un autre, pas seulement celui qui sépare Nagaham de Omizo, essentiel pour la réalisation du rêve de l’un et de l’autre. La ville sera pour l’un et l’autre le lieu de l’illusion, celle qui s’est servie de Genjuro pour accéder au manoir et celle dont Tobei s’est servi pour obtenir son adoubement. Celui-ci devient (un faux) samouraï et celui-là gagne l’amour d’une (fausse) princesse. Entretemps Ohama est devenue prostituée et Miyagi est assassinée en route. Le voile dans lequel se sont drapés l’un et l’autre est préfiguré par l’épais brouillard qui a enveloppé le lac et dans lequel ils se sont littéralement dissipés. Mais cette deuxième partie n’est pas seulement le prolongement du parcours des personnages, une double promotion qui s’est avérée totalement fumeuse, le retour au village étant la retombée sur terre. Mais cette deuxième partie est aussi, et c’est ce que Douchet voulait en fin de compte dire, le développement en images du désir des deux personnages, la mise en scène de leurs fantasmes, le déploiement, sous la forme narrative et dans le prolongement du récit, de leur conscience. La réalité se prolonge et, se prolongeant sur le mode réaliste, se dédouble dans un fantasme qui ne dit pas son nom, qui n’est pas présenté comme tel, ou pas toujours et pas toujours aussi clairement. Tout cela a été dit et redit, notamment au niveau de la séquence, et ont été également plusieurs fois répétés les procédés stylistiques que Mizoguchi a employés pour ce faire, la fameuse constante légère plongée, le plan séquence et la rareté des plans trop rapprochés.

Ce qui nous intéresse dans Ciné-Rencontres et justifie le détour par le cinéma asiatique c’est l’usage et la signification du paradigme culturel. Autrement dit, comment Mizoguchi a répondu à la question que nous nous sommes posée sur la place de la « culture » dans le film. Dans quelle mesure un film serait-il plus (ou moins) africain, ici asiatique ? Question dont la réponse est d’une certaine manière présente, mais enfouie, dans l’analyse de Douchet. Nous ne nous arrêterons pas, pour éviter d’être fastidieux, sur les définitions de la « culture » et encore moins d’une « culture africaine » ou autre. Nous nous contenterons de retenir la définition la plus générale, à savoir l’ensemble des biens matériels et moraux d’un groupe donné. Prenons trois éléments immédiatement identifiables comme étant spécifiques à la culture japonaise : le kimono, le samouraï et l’histoire du Japon. De quoi faire un film « japonais ». Nous pourrions dire autant de la géographie, de la langue, de la musique, mais contentons-nous de ceux-là. En regardant bien le film, on se rend compte que le choix de ces éléments s’inscrit dans la dynamique artistique de l’œuvre même et non pas dans la confection d’un tissu culturel, une présentation ou une représentation de la culture nationale. Autrement dit, l’histoire, le kimono et le samouraï ne seraient pas l’horizon du film et la mise en scène le moyen de les mettre en valeur pour faire connaître ou magnifier cette culture. Ils sont là non pas comme l’objet de l’œuvre mais comme le matériau nécessaire à sa dynamique, comme autant d’éléments inscrits dans le processus de production du sens : le potier asiatique veut honorer sa femme, il lui offrira un kimono. Or Miyagi est une paysanne ; un kimono sur une paysanne serait sinon incohérent du moins incomplet. « c’est bien trop beau pour votre femme » lui dit le marchant de tissu. L ‘ambition de Genjuro, attisée par la guerre, atteint le délire, embrouille son regard et l’empêche de distinguer le réel du fantasme. L’apparition hallucinatoire de sa femme, la réelle, et sa disparition est immédiatement suivie par l’arrivée réelle de Wakasa, le fantôme. Il faudrait que Miyagi soit une princesse. Elle le sera. Il ne le dit pas explicitement, le film extériorisera son désir. Wakasa n’est, en définitive, rien d’autre que Miyagi sublimée par le délire. Et pour que la sublimation soit plus cohérente, Miyagi disparaîtra dans l’un des plus beaux plans séquences de l’histoire du cinéma. Inséré entre deux fondus au noir, le plan séquence se présente comme un tableau, une convocation réanimée de Brueghel l’ancien, entre le massacre des innocents et le triomphe de la mort, peintre flamand contemporain, faut-il le rappeler, des événements racontés dans le film. Tobei, l’agriculteur veut devenir samouraï, fantasme tout aussi incongru mais plus grotesque que celui de Genjuro. Il le sera, samouraï, mais à quel prix : sa femme deviendra une prostituée. Quant à l’histoire, le récit se déroule à la fin du XVI ème siècle au moment d’une très grande transformation de la société. Le commerce se développe, l’argent prend de l’importance mais ne génère pas encore de valeurs esthétiques, celles-ci demeurant fondamentalement aristocratiques. De l’utilité artisanale à l’esthétisme aristocratique. Le drame de Genjuro est qu’il s’est laissé entrainer dans ce précipice. Le samouraï défenseur de l’honneur se trouve déshonoré. La dimension « fantastique » vient de cette promotion contrariée. Ce n’est pas un hasard si la première expression de ce fantastique survient au cours de la traversée du lac. Un autre fantôme est convoqué, Murnau : « quand ils eurent traversé le lac, les fantômes vinrent à leur rencontre », on aurait pu ainsi intituler cette traversée si précisément le passage au fantastique n’avait pas été adouci par le génie de Muzoguchi, au gré de la barque voguant sur le lac Biwa, enveloppée dans le brouillard matinal. Le Japon est en effet fortement présent dans le film, par son histoire, sa géographie, ses symboles vestimentaires, mais à travers le regard critique de Kenji Mizoguchi qui, du coup déploie « la culture », n’en donne pas une représentation figée, mais la re(visite), la re(garde) en se servant des outils du cinéma. S’en dégage alors une réflexion à la fois singulière et universelle. Arrivée à point nommé dans cette Europe du début des années 50. La frénésie de la reconstruction après la guerre et l’emballement de la puissance de l’argent n’ont pas échappé à la conscience naissante de la génération des critiques bientôt cinéastes du début des années cinquante en France.

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