En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, vies empêchées et déviations

Par Insaf Machta

Vies empêchées1 et déviations dans En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui

Dans l’absolu, revoir un film qui nous a touché(e)s révèle presque toujours des potentialités signifiantes auxquelles nous n’avons pas forcément prêté attention lors de la première vision. A fortiori quand le film en question nous met d’une certaine manière face à un constat d’immobilisme, à une méditation sur un présent plombé par un passé qui ne passe pas et quand on le revoit au moment même où le pays concerné par le constat est en pleine effervescence, autrement dit au moment où un flux puissant de vitalité risque à première vue de remettre en cause la vision qui sous-tend le film. C’est à cette expérience que je me suis livrée en regardant dernièrement En attendant les hirondelles projeté, en présence du réalisateur, à la cinémathèque tunisienne au moment où le mouvement de contestation qui ébranle les rues d’Algérie a atteint sa 9ème semaine. Mais à vrai dire ce n’est pas tant le constat inhérent au film qui est susceptible d’être battu en brèche par l’actualité mais notre première vision qui est le fruit d’un contexte autre et il ne s’agit pas tant d’ailleurs d’une remise en cause que d’une relecture qui élargit le champ du possible dans la représentation et son interprétation de même que le soulèvement élargit le champ du possible dans la réalité. Cela veut dire que le rapport du film à la réalité n’est pas réductible à la question de la référence ou du renvoi et qu’il en fait plutôt intrinsèquement partie sur un mode performatif. La charge performative est dans le titre qui dit à la fois le souhait, la tension vers un changement mais aussi le souci de sonder le mouvement souterrain qui travaille le présent et qui autorise à assimiler le film à un acte, une intervention dans la réalité. Cette affirmation qui peut somme toute être considérée comme une évidence (on voit un film autrement en fonction du contexte) devient exaltante lorsqu’elle est envisagée comme une expérience liée à l’ouverture du champ de la représentation à ce qui vient chronologiquement après le film, en l’occurrence le soulèvement. La distorsion temporelle, qui est du reste une affaire de lecture, est susceptible de confirmer la dimension performative du film et du reste de tout acte de création artistique. Revoir le film à la lumière de cet élan collectif qui entend refonder le lien social autrement m’a permis de me frayer un chemin autre que celui de la première vision. L’expérience risque de se renouveler à chaque fois qu’on reverra ces temps-ci les films de la jeune génération des cinéastes algériens et prendra sans doute des formes différentes selon qu’il s’agit de documentaire ou de fiction.

Pour ce qui est du premier long métrage de Karim Moussaoui, le constat d’immobilisme qu’il suggère et qu’il partage au demeurant avec d’autres cinéastes de la jeune génération est travaillé au niveau du récit et du principe même de la composition du film : un triptyque racontant trois histoires différentes ou encore trois tranches de vie placées d’une certaine manière sous le signe de l’empêchement. Il s’agit certes d’histoires singulières sans lien apparent, pour ce qui est des deux premières, avec le politique même si les existences de ces individus semblent ployer sous une chape de plomb qui a forcément à voir avec le politique. Des répliques brèves le disent. L’ex-femme de Mourad, le personnage principal de la première partie, feuillette un journal en formulant une plainte vague et sans contenu précis : la situation n’est pas près de changer, une allusion à la corruption lors d’une discussion entre Mourad et son collaborateur. En dehors de ces propos où il n’y a nul effet de soulignement, il n’y a rien qui soit directement en lien avec le politique. Il y a néanmoins quelque chose de pesant, un manque d’adhésion des personnages à eux-mêmes, renvoyant vaguement à des choix non assumés, et véhiculé notamment par l’atonie de l’atmosphère et la pesanteur des corps, expression d’une vitalité empêchée. Mais la figuration de ce climat mental marqué par l’immobilisme ne fait pas un film et encore moins une fiction et c’est là où intervient la déviation, mot visible sur une signalisation routière qui fait que le personnage (toujours dans la première partie) prend une route autre que celle qu’il a l’habitude de prendre pour rentrer chez lui. Le mot renvoie surtout à un principe narratif majeur dans les trois histoires : au propre, une trajectoire qui dévie et au figuré, la mise en déroute d’une existence qui est susceptible de lui restituer un sens, non pas définitif et figé, mais entrevu au cours d’un trajet : en l’occurrence le questionnement de Mourad autour de sa propre responsabilité face à une situation qui a avoir avec le lien social, un cas de non assistance à une personne en danger. Et si le cinéaste l’abandonne pour bifurquer vers la deuxième histoire, celle de Djalil et de Aïcha, c’est sans doute pour nous laisser avec ce questionnement qui n’est pas seulement une donnée narrative illustrée par des situations mais comme une suggestion de la part du réalisateur ou une proposition susceptible d’être traduite en termes politiques (poser ou encore reposer la question de la responsabilité). La bifurcation vers une autre histoire s’inscrivant dans un tout autre registre et le passage de relais qu’elle met en place est la 3ème forme de déviation que nous impose le film en tant que spectateurs : encore une mise en déroute qui, outre la surprise et le plaisir d’être conduit(e)s de manière ludique d’un univers à un autre, est à même de démultiplier, par un jeu de contiguïté (les figures de la route et de la voiture, le retour d’un personnage ou plutôt d’un acteur : Mourad revient dans la 3ème partie) le sens de chacune des histoires par des résonances qui font l’unité du triptyque en dépit de la diversité des situations. Démultiplier revient aussi à décliner le politique autrement et dans des registres différents. Démultiplier, c’est aussi examiner des facettes différentes du mal être, remonter à l’une origines ( la décennie noire dans la 3ème partie), explorer des strates enfouies comme pour tenter de conjurer les démons du passé ou du moins esquisser une démarche qui est censée nous mener vers un diagnostic (le personnage principal de la 3ème partie est médecin).

La deuxième histoire, celle de Djalil et Aïcha, est à première vue celle qui évacue le plus le politique. Il s’agit d’une histoire d’amour entravé comme il peut y en avoir tant. Mais la particularité du traitement et son intérêt résident dans l’absence de tout discours explicatif : pourquoi se sont-il séparés avant de se retrouver sur une route qui est censée les éloigner encore plus l’un de l’autre (par un concours de circonstances où entre sans doute le désir obscur de l’amoureux, Djalil est le chauffeur occasionnel qui doit conduire Aïcha chez son futur mari) ? On n’en saura strictement rien. Le récit est on ne peut plus laconique à cet endroit et heureusement parce que ce qui importe, c’est justement la déviation ou la parenthèse qui ramène les personnages vers eux-mêmes, le temps d’une hospitalisation du père et de la sœur de la future mariée. Ils font face, non sans mal, à ce à quoi ils avaient renoncé sous le poids de contraintes à la fois intérieures (la tourmente des personnages et la violence qu’ils se sont infligée est perceptible en dépit de la remarquable retenue de la mise en scène et du jeu des acteurs) et sans doute extérieures (le conservatisme est une piste à ne pas écarter d’autant plus que le personnage du père est incarné par l’acteur qui a joué le rôle du père de Yamina dans Les jours d’avant. On ne peut s’empêcher d’y penser. Il semblerait que le cinéaste suggère que l’entrave relève en partie de la différence de classe). La déviation les amène sur une piste où ils dansent seuls dans un hôtel désert et libère leur corps de ce carcan qui les emprisonnait tout au long du trajet en voiture où la présence des deux autres personnages – le père et la sœur – est à la fois une contrainte et un bouclier dont ils se servent contre la force de leur désir. La déviation dans leur cas aussi bien que pour Mourad est comme une traversée de l’inconnu de soi dont on s’est détourné à un moment donné. Et c’est cette traversée de l’inconnu qui est en soi une proposition. Lors du débat qui a suivi la projection du film à la cinémathèque tunisienne, Karim Moussaoui a formulé cette idée en la mettant en rapport justement avec la mise en garde politique et bien-pensante contre cette traversée de l’inconnu qu’on oppose au désir d’émancipation qui s’exprime en ce moment en Algérie. Le lien avec le politique se situe à un autre niveau : à la faveur d’un jeu de résonances entre En attendant les hirondelles et Les Jours d’avant, le film précédent de Karim Moussaoui (entraves à l’éclosion même du sentiment amoureux dans le premier, impossibilité d’être ensemble dans le deuxième, déficit de discours explicatif dans les deux cas, retour de deux acteurs : Mehdi Ramdani dans les rôles de Djaber et de Djalil avec quasiment la même retenue dans le jeu qui fait du deuxième rôle une variante du premier et Chawki Amari dans le rôle du père dans les deux films). Le cinéaste dit avoir également envisagé la deuxième partie de En attendant les hirondelles comme un développement ou une réécriture des Jours d’avant. Or il se trouve qu’un lien subtil a été établi dans le moyen métrage entre la violence de la séparation entre filles et garçons et de fait l’étouffement des adolescents et pour ainsi dire de leurs histoires d’amour dans l’œuf et la violence politique qui produit le même effet que l’irruption du père de Yamina dans une fête où elle s’est rendue clandestinement : une terreur qui pétrifie. C’est par ce lien sous-jacent avec Les Jours d’avant que la deuxième histoire du long métrage fait de l’amour et du désir une question politique. Un autre cinéaste algérien de la même génération, Lamine Ammar-Khodja, établit ce même lien dans son 2ème long métrage documentaire, Chroniques équivoques, sur le mode du questionnement : « Qui sait pourquoi on ne nous a pas dit qu’il y avait une histoire d’amour entre Ali Lapointe et Hassiba Ben Bouali ?2 ». Et à vrai dire, de manière générale, dans les films de la jeune génération, la présence de la question amoureuse relève de l’exploration du mal être de la jeunesse algérienne où se mêlent le social et le politique : il en va ainsi dans Dans ma tête un rond point de Hassen Ferhani, dans Atlal de Djamel Kerkar et dans Janitou de Amine Hattou qui n’est pas encore sorti.

Avec la troisième partie, fruit aussi d’une déviation comme les précédentes présentant le même dispositif du passage de relais, la bifurcation inhérente au parcours du personnage est purement métaphorique, elle ne se produit pas sur une route mais elle correspond à une rencontre qui renvoie le personnage à un événement passé ancré, selon un régime de représentation beaucoup plus classique, dans l’histoire récente de l’Algérie et plus précisément dans l’épisode de la décennie noire. Dahman, médecin de son état, est amené à faire face de nouveau au fait qu’il a été témoin d’un viol collectif d’une femme (sans prénom dans le film et incarnée par Nadia Kaci, actrice qui renvoie non pas par son jeu mais par sa simple présence dans le film à un régime de représentation antérieur à celui de la jeune génération des cinéastes algériens) par un groupe de terroristes au moment où il avait été contraint de les soigner par un concours de circonstances dont rien n’est dit dans le film (même parti-pris du laconisme et même déficit d’explication qui permet de mettre l’accent davantage sur la responsabilité présente que sur la restitution des faits du passé). Ce que demande la femme, c’est qu’il donne son nom à l’enfant né de ce viol. Il oppose à la requête de la femme l’argument qu’il n’y était pour rien, que la situation dans laquelle il se trouvait le rendait impuissant face à l’horreur et que dans le présent il ne pouvait aider l’enfant autiste qu’en tant que médecin. En dépit de cette argumentation, il retourne à cette sorte de bidonville ou de cabane se trouvant dans la périphérie d’un quartier, la femme est absente à ce moment-là, l’enfant est seul, le personnage s’agenouille, s’approche de lui, et on pourrait dire, avec le risque d’extrapoler et de forcer l’interprétation, qu’il l’adopte presque… Toute la question de la responsabilité, tout aussi humaine que politique, se loge dans ce geste. Cela aurait pu être un dénouement mais on n’est pas à l’abri d’une ultime ( ?) déviation. L’enfant n’était pas tout à fait seul au moment où le médecin est arrivé dans la cabane, il y avait le frère de la femme qui s’apprêtait à sortir et qui laisse l’enfant entre les mains du médecin. On retrouve le frère dans la séquence finale du film et on le suit, dans la rue, dans un café, puis de nouveau dans la rue. Le film se termine sur cette amorce d’une nouvelle histoire, sans qu’il y ait cette fois-ci passage de relais. Dans le café, de même que dans le plan final filmé dans la rue, il y a à l’avant plan ce personnage d’une histoire inachevée et à l’arrière plan trois jeunes dont le statut est indécis (figurants ou acteurs ?) qui ne sont autres les cinéastes Hassen Ferhani et Lyès Salem accompagnés de l’acteur Idir Benaïbouche. J’ai vu d’abord dans cette fin déconcertante une amorce de trajets et de films à venir de cette jeune génération de cinéastes. La partie qui puise le plus dans le passé ouvre ainsi sur un devenir. Par ailleurs, si la facture de la 3ème partie du film est plus classique que les précédentes, elle n’en est pas moins travaillée par une attention particulière à un quotidien (celui du médecin en l’occurrence) qui peut sembler à première vue sans relief. Il y a en plus, ces moments où on s’attend au surgissement d’un événement qui constitue une sorte de crête dramatique (lorsqu’on suit le personnage dans les toilettes lors de son mariage ou quand son regard s’arrête sur une femme qu’il voit de dos) alors qu’il ne se passe rien. Ce jeu sur l’attente du spectateur n’est pas au service d’un quelconque suspens tel qu’on le trouve dans les régimes de représentation classique, il donne l’impression plutôt que le présent est miné par le passé, l’intensité de ces moments sans événements charge le vide d’un probable surgissement explosif d’un passé dont on n’a pas tourné la page. Si je dois trouver une métaphore susceptible de rendre compte en partie du travail des cinéastes de la jeune génération et de sa dimension hautement performative, je dirais que ce sont des démineurs. Ce travail de déminage est valable pour la fiction et surtout pour le documentaire, où on trouve des propositions variées et stimulantes pour la compréhension de ce présent qui s’enrichit maintenant de cet inconnu, de cet improbable dont Michel Serres a fait l’éloge en 2011 au moment où plusieurs peuples du monde arabe ont risqué ce saut dans l’inconnu.

1 Je fais allusion à travers cette image au titre d’un essai de Akram Belkaïd paru récemment au moment même où le pays se soulève et dont la rédaction est évidemment antérieure au soulèvement, L’Algérie. Un pays empêché, ouvrage que je n’ai pas encore lu mais dont le seul titre m’a inspirée l’image de l’ « empêchement » comme entrée à l’univers des personnages des trois histoires racontées dans En attendant les hirondelles.

2 Je cite de mémoire.

 

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