Elia Suleiman, de la chronique aux restes du Temps.

Par Tahar Chikhaoui

Après la projection, à La Cinémathèque de Toulouse, de la « trilogie » de Elia Suleiman, organisée par La Compagnie Ici, là-bas et ailleurs. L’occasion de revenir su l’un des cinéastes palestiniens les plus importants, sans doute le plus doué et le plus singulier de sa génération.

Comme Michel Khleifi, son aîné de dix ans, et Hani Abu Assad, son cadet d’une année, Elie Suleiman est né et a grandi à Nazareth. Et comme eux, il s’est « formé » à l’étranger, aux Etats Unis pour ce qui le concerne. Mais, à la différence de ses compatriotes, Elia Suleiman, le cinéaste, a choisi de ne pas raconter d’histoire. Ce parti pris est ce qui frappe d’emblée dans son cinéma. Pourtant, on pourrait penser, à juste titre, que s’agissant de la Palestine, il y aurait bien un récit à dérouler. Michel Khleifi et Hani Abu Assad ne s’en sont pas privés même si l’un et l’autre ont raconté cette histoire à leur manière, bien loin de l’exaltation national(iste) comme l’avaient fait d’autres cinéastes arabes à des époques antérieures. Ils ont cependant mis en récit, de façon romancée, des bouts de vie bien inscrits dans l’histoire mouvementée de La Palestine. Le choix de Elia Suleiman a été tout autre : le fragmentaire est constant dans tous ses films, et nous reviendrons sur le sens de la tentation de la linéarité dans Le Temps qu’il reste. Deuxième grande caractéristique, souvent mise en avant : le burlesque dont il ne s’est jamais départi et qu’on n’a pas hésité à rapprocher, par facilité, ou par commodité pédagogique, dans un mélange ambigu d’estime et de condescendance, de celui de Buster Keaton, de Jacques Tati voire de Nanni Moretti. Troisième trait obsessionnel : l’autobiographie, également systématique, et la mise en scène continue qu’elle implique du propre corps de l’auteur. Ces trois caractéristiques qu’on retrouve réunies, de film en film, mais combinées différemment à chaque fois, font de lui un cinéaste sans nul autre pareil dans le monde arabe même s’il partage avec ceux de sa génération quelques traits communs.

Certes, on pourrait aisément le mettre en rapport avec Abderrahman Cissako (rappelons son apparition amusée, en cowboy, dans Bamako), Jilani Saadi (Tunisie) ou même Faouzi Besaidi (Maroc), bien que plus jeunes de quelques années. Ils ont tous, à différents degrés, dépassé la linéarité dans le récit, touché à une forme de dérision et se sont mis en scène physiquement. En cela, ils se démarquent de leurs prédécesseurs (Michel Khleifi, Yousri Nasrallah, Nouri Bouzid, Merzak Allouache, Jilani Ferhati) encore bien aux prises avec le récit, même si c’est sous des formes modernes, peu présents eux-mêmes malgré la subjectivité manifeste qui les caractérisent comparés aux pères fondateurs. Nous raisonnons à grands pas, évidemment, les trois traits signalés plus haut ne se trouvant réunis chez aucun d’entre eux. Il est évident que de tous, il a été le plus corrosif dans la dérision, le plus rétif à la linéarité et le plus radical dans l’autobiographie.

Notons que, autre particularité, il a arrêté ses études plus tôt, à 17 ans et que s’il en a suivi d’autres plus tard et ailleurs, il n’est jamais allé jusqu’au bout d’une filière. Son rapport à la terre natale, en plus du drame collectif que l’on connaît, a été plus traumatique. Le plus exilé de tous, au double sens extérieur et intérieur, plus attaché à son univers et à ses obsessions personnelles qu’à celles abstraites et générales du pays. Autre phénomène plus marquant, la réflexivité – qu’il partage aussi avec ceux qu’on a cités – est particulièrement forte chez lui. Ses lectures sur le cinéma ont, de son propre aveu, précédé sa culture cinématographique, acquise plus tard.

De tout cela découle un grand paradoxe : Elia Suleiman est à la fois le plus éloigné de la cause (nationale, sociale, politique) et le plus accroché à l’espace étroit de son origine (sa ville, son quartier, sa maison, son enfance, son père, sa mère). Un exilé aux idées fixes, comme s’il n’avait gardé de son pays que cette portion-là de sa vie, ses souvenirs d’enfance, sa maison, son quartier, qu’il portera pour seuls bagages dans ses pérégrinations et qu’il retournera de film en film au gré d’une thérapie sauvage qu’il a été plus ou moins consciemment obligé de mener.

Dans Chronique d’une disparition, son premier long métrage, le cinéaste enregistre au jour le jour ses impressions de retour au pays natal pour les besoins d’un film (ce retour s’apparente à celui, quasiment contemporain, de Sissako à Sokolo dans La Vie su terre, 1997 et de Haroun à Ndjamena dans Bye bey Africa, 1998) ; sont glanées des images, des saynètes, comme des captations, au fil du temps, ( Suleimane ne cache pas l’effet exercé sur lui par les films de Wim Wenders ) d’une réalité figée, où rien ne se passe, où on attend (le clin d’oeil à Beckett, manifeste, apparaît à travers une affiche collée au mur) ; on attend à la maison, sur les terrasses des cafés où on voit le cinéaste lui-même, assis avec son ami, regarder rien, comme dans l’attente d’un spectacle impossible. Le film commence par un très gros plan sur le visage du père. Tout part de là. De la peau du visage du père assoupi, dont on entend le souffle, à peine identifiable tant il est proche, plus audible que visible, image abstraite qui prend progressivement forme à la faveur d’un lent mouvement circulaire. Après le visage du père, arrive le corps de la mère assise sur le canapé, face caméra, attendant sa sœur pour se rendre à une cérémonie de condoléances. Elle débite une longue tirade, flot ininterrompu de paroles, commérages sur les défauts de la voisine, contrastant, petite musique familiale, avec le silence du père dans le plan précédent. Deux plans, deux séquences et le rythme est donné. Mais tout part de la maison. Ensuite défilent des scènes aussi cocasses les unes que les autres, faites de temps morts ou d’actions inachevées, sans début, sans fin, répétées avec de légères et subtiles variations ; une voiture s’arrête brusquement devant un magasin, le conducteur et son voisin en sortent précipitamment, chacun d’un côté, manifestement en pleine dispute, tout prêts à en venir aux extrémités, deux amis, chacun muni d’une barre de fer, qui se seraient fait mal sans l’intervention in extremis des personnes aussitôt sortis du magasin, prompts à offrir leurs bons offices. Ils repartent alors tels deux enfants vite réconciliés, comme si de rien n’ était ; une autre voiture s’arrête au même endroit, de la même manière, avec cette fois-ci un fils et son père furieux, ceinture en main, fermement décidé à corriger sa progéniture pour on ne sait quelle raison, sans que jamais le pire n’advienne nonobstant l’air résolu des personnages , grâce à nos conciliateurs ; la troisième fois, recalée à la fin du film, la voiture s’arrête aussi brusquement, les deux voyageurs en sortent mais… changent juste de place, déjouant l’attente des intermédiaires et des spectateurs. Des situations où se mêlent violence contenue, attente inaboutie, répétition absurde, le tout empreint de l’amère tendresse du regard du cinéaste. Lequel, une fois chez lui, s’emploie à faire défiler les diapositives de tout cela qui est réduit à des clichés. Des clichés justement, le film en regorge. Nous sommes à Nazareth, avec Elia Suleiman, le plus souvent assis devant un magasin de souvenirs, Holyland, où le marchand, son ami, se livre, infatigable, à des gestes mécaniques, comme remplir de petites bouteilles d’eau bénite et les fermer avec des bouchons percés d’une croix, ou remettre sur pied un chameau miniature qui n’arrête pas de ne pas tenir en place… et de nouveau le père jouant avec le chien ou s’occupant de son oiseau, et la mère faisant à manger ou causant avec les autres femmes. Pas de récit continu même si, dans la deuxième partie, à Jérusalem, les événements prennent une allure plus dramatique parce que politique, plus actuelle, plus conflictuelle mais toujours aussi absurde et non moins burlesque. Ainsi la scène, hilarante, des soldats descendant subitement de la voiture militaire, comme dans une attaque-surprise, courent s’aligner tous contre un mur pour …pisser. (De pisser il a été déjà question au début du film, à Nazareth dans une conversation sérieuse entre amis autour d’une thèse sur la posture de l’homme en train d’uriner qui aurait à voir avec son origine simiesque). Et de repartir aussitôt. Le style est tout installé.

Dans Intervention divine, Elia Suleiman ne changera pas d’approche. C’est encore le père qui, suite à une brusque dégradation de son état de santé, enclenche le retour du fils. La figure du pater occupe ici une place plus importante, plus dramatique et plus symbolique. Le film s’ouvre sur un père Noël courant, essoufflé, poursuivi par une bande d’enfants, laissant volontairement tomber dans sa course tous les jouets de sa besace dans l’espoir de stopper les petits diablotins dans leur course. Quand il arrive en haut de la colline, devant une petite église, on découvre, à la faveur d’un rapprochement de caméra, qu’il a un couteau planté droit dans le cœur. De nouveau Nazareth. Le nom de la ville s’imprime sur l’écran comme un titre. Ensuite vient Jérusalem, mais le ton, politique, prend ici une dimension plus spectaculaire. Il y a plus d’actions mais pas plus de linéarité narrative. Car il ne s’agit pas d’une chronique, mais d’interventions. On en retiendra quelques unes que n’oubliera pas l’histoire du cinéma. Celle d’Elia Suleiman gonflant un ballon de baudruche sur lequel est dessiné le portrait de Arafat. Il est à l’entrée d’un checkpoint. Accompagné de son amie qui, assise à ses côtés, le regarde, étonnée et attendrie, il ouvre le toit de la voiture et laisse le ballon s’envoler dans le ciel. Interloqués, les soldats ne savent pas quoi faire face à ce ballon qui traverse, souverain, la barrière imposée par l’armée ; il traverse le ciel de Jérusalem, frôle, icône volatile, le front de l’église et arrivé à la mosquée Al Aqsaa, il tourne autour du dôme et se pose dessus. Le couple, profitant de l’étonnement des soldats, traverse la ligne à toute vitesse. Le film est ponctué de situations fantasques, non dépourvues de provocations illogiques. Ainsi, Elia Suleiman, conduisant tranquillement sa voiture, finit de manger un abricot, jette le noyau qui, tombé par hasard sur un char israélien, le fait exploser remplissant l’image de feu et de nuage. Et le conducteur-cinéaste de continuer sa route, imperturbable. Plus mémorable encore, la scène de Ninja warrior, plus fantaisiste, où la superwoman, le visage enveloppé dans un keffieh, affronte un groupe de militaires israéliens, vole dans le ciel, virevoltant, inatteignable ; les balles du commando s’immobilisent par magie juste avant d’atteindre leur cible, tournent autour de sa tête en forme d’auréole ; usant de son foulard, elle neutralise le chef militaire en lui arrachant son fusil mitrailleur, et de la carte métallique de la Palestine, bouclier invincible, elle fait exploser un hélicoptère en plein vol. Notons que cette scène où s’entremêlent, paroxysme burlesque, le profane et le sacré, l’icône et le signe, l’image et le visuel, reprend et amplifie celles, récurrentes, de la femme, au coefficient de réalité tout d’un coup incertain, passante providentielle, qui, seule ou avec poussette (Eisenstein n’est pas loin), défie imperturbable, altière, la soldatesque pétrifiée par son seul passage. Autant de micro-récits dont la plupart sont anodins, rappelant ceux de Chronique d’une disparition, le père et/ou la mère dans des situation familiales ; ou encore ce jeune homme attendant, dans un arrêt de bus, une fille qui ne viendra jamais ; ou encore le propriétaire acariâtre, obstinément opposé aux travaux de voirie, qui ramasse des bouteilles, les aligne côte à côte pour les jeter du haut de sa terrasse sur les agents de la municipalité venus le rappeler à l’ordre ; ou encore le voisin à l’incivilité invétérée qui jette, dans un rituel quasi-religieux, les ordures dans le jardin de la voisine jusqu’au jour où celle-ci, dans une mécanique de la réciprocité, lui jette ses ordures devant sa porte, geste qu’il lui reproche dans une ridicule inconséquence etc… Et de nouveau Elia Suleiman, toujours de retour, cette fois-ci amoureux, impassible, spectateur. Spectateur ? : à force, on a l’impression que ce n’est pas l’action qui appelle le spectateur mais c’est le spectateur qui appelle l’action.

Le temps qu’il reste commence aussi par un retour mais se présente d’emblée comme une traversée orageuse : à l’aéroport, un taxi conduit par un israélien, recueille la nuit un voyageur solitaire, un Elie Suleiman qui se tapit sur le siège arrière, à peine visible, immobile, presque un fantôme. En avant-plan le conducteur, d’abord tranquille, téléphone au service pour demander qu’on ne l’appelle plus car il va « loin, très loin » ; très vite, le temps s’assombrit entrainant orage, tonnerre et pluie ; de plus en plus inquiet, le chauffeur ne sait plus où il est, rappelle le service qui ne répond pas ; la situation tourne au mystère, presque tragique. Le voyageur, tapi derrière, impassible, n’ouvre pas la bouche et ne répond même pas au chauffeur qui sombre dans une incantation solitaire. On plonge dans les ténèbres… fondu au noir. Surgit alors, pour la première fois, l’Histoire, et un début d’histoire, un enchaînement d’événements dont la linéarité tranche avec tout ce qu’on a vu jusqu’ici. Il a fallu un retour de 60 ans en arrière pour que survienne la seule véritable tentation du récit. Il y a de quoi. Il s’avère possible et nécessaire de l’écrire cette histoire-là. Jusqu’en 1948, la linéarité du récit était possible ; depuis, l’histoire s’est bloquée. Depuis, toute lecture est condamné au bégaiement, et, a fortiori, la chronique immédiate. De là vient la tentation de la linéarité dans la relation narrative d’avant 48. Même si elle n’est pas non plus dépourvue de bafouillis ridicules (un soldat irakien, prêt à en découdre avec l’ennemi, avance d’un pas décidé mais il ignore dans quelle direction il se dirige ; il se laisse guider dans l’une ensuite dans l’autre, opposée, au gré des informations fournies par les jeunes militants assis sur la terrasse du café, habitants du pays, armés mais déjà bien avertis de la tournure des événements). On remonte loin dans le passé mais on reste toujours au cœur de l’univers de Elie Suleiman. Le dispositif fondamental est là : un café sur la place, des hommes assis, en attente, ne se parlant pas, regardant on ne sait où, attendant on ne sait quoi, hébétés, spectateurs en puissance, disposés à accueillir un spectacle qui n’arrive pas, un spectacle situé non pas à l’horizon du champ, puisque c’est eux qui nous font face mais de notre côté à nous, les spectateurs réels, comme si nous étions les véritables acteurs du spectacle tant attendu. Ce dispositif prendra vite le dessus (le sous-titre du film est « chronique du présent-absent », notons que l’ordre est inversé dans la traduction française) ; après cet intermède nécessaire, Elie Suleiman reviendra au présent. Cela aura duré une heure, à peine plus de la moitié du film. Le dernier plan de ce retour en arrière est mémorable, essentiel, matriciel : Devant la pharmacie, le fils regarde, mutique, en voiture, un père assoupi, la tête tombée de sommeil sur la poitrine. Deuxième fondu au noir. Retour au présent : Le cinéaste rentre à la maison (encore le retour), et assistera plus impassible encore au spectacle impossible du monde, impuissant. D’une impuissance paradoxale car jamais acteur n’aura ressemblé autant à une caméra. Observez-le : il ne marche jamais de façon continue ; tel un robot commandé, il s’arrête systématiquement, mobilisant ses yeux seuls, enflés à force de sur-emploi, tournant la tête à droite, à gauche, opérant des panoramiques dictés par une action définitivement vouée à la répétition. Et de nouveau le café, la terrasse, les copains, compagnons de café et de cigarettes (on fume beaucoup dans les films de Suleiman). Là-même où, au début de l’histoire, de l’Histoire, on a vu passer, d’un pas décidé, le soldat irakien venu au secours de la Palestine menacée, on voit maintenant un jeune homme avancer d’un pas moins décidé, nonchalant, désarmé, seul spectacle offert à Elie Suleiman (assis à la place du père) lui aussi désarmé (dans tous les sens sauf, celui du regard), accompagné de ses amis, le tout sur un air du Parrain, signé Ennio Morricone . Nostalgie et réflexivité. Si Chronique d’une disparition est un film de retour, Le temps qu’il reste est un film sur le retour. Nous disions que Suleiman a d’abord lu sur les films avant de les avoir vus. Cette culture méta-cinématographique est plus explicite dans Le Temps qu’il reste. A l’occasion du retour sur l’histoire de la Palestine, un extrait de Spartacus de Stanley Kubrick apparaît à l’école au milieu d’une projection organisée par la maîtresse (qui n’en saisit pas le sens, débordée au moment du baiser). Film narratif et historique, s’il en est, et, portant de surcroît sur la révolte des esclaves mais cette révolte-là aussi a avorté, bien qu’héroïque. Elle n’est pas désespérée. Il faut juste attendre, attendre le temps qui passe. Pour le moment on en est à celui qu’il reste.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page