El Medestansi (Le Disqualifié) : la performance et la marge

Par Insaf Machta

La démarche documentaire de Hamza Ouni se distingue par des partis pris clairement déployés dans ses deux films, El Gort (2013) et El Medestansi – Le Disqualifié (2020), son dernier opus, qui vient d’obtenir la mention spéciale du jury au festival « Visions du réel ».

Il y a d’abord le travail sur la durée qui donne du souffle à une représentation au long cours scrutant entre autres l’essoufflement des corps et des existences sous le double effet de l’explosion des énergies et de la désespérance : El Gort a été tourné sur 7 ans et Le Disqualifié sur un peu plus de 13 ans. Les corps des personnages portent les traces du temps qui les sculpte et les vide petit à petit de leur énergie.

Il y aussi l’ancrage dans un territoire : El Mhamdia, banlieue pauvre au sud de la capitale, qui est dans les deux films le théâtre où se joue le désespoir d’une jeunesse exclue des transformations que connaît le pays, territoire en marge où a grandi le réalisateur et où il continue de vivre. Le parti pris du temps long éclaire cet ancrage territorial en accentuant ce confinement dans la marge puisque 2011 est manifestement un non-événement dans le sens où la révolution n’a rien changé au vécu des jeunes. Si la localité d’El Mhamdia est le point de départ et d’arrivée des camions qui transportent le foin et de fait des deux jeunes qui sont à bord, elle affirme de plus en plus sa centralité dans le deuxième film de Hamza Ouni (on ne la quitte quasiment que vers la fin) en devenant une scène où se déploie cette énergie explosive de sa jeunesse tout autant que les abymes et les ténèbres où elle s’enfonce et se défonce, une scène traversée par le souffle de l’exclusion, mais également un personnage dont on entend quasiment la respiration à partir des hauteurs environnantes à chaque fois où les voix se taisent. Mais la centralité de ce territoire ne découle pas uniquement d’un choix politique consistant à ramener la marge au centre de l’image ; il s’agit avant tout d’un lieu auquel le cinéaste est viscéralement attaché. Et on a d’ailleurs l’impression que Hamza Ouni ne peut filmer que ce qui a un lien fort avec ce qu’il est.

Ceci est valable aussi pour les personnages : s’il a choisi les deux jeunes d’El Gort qu’il connaît et qu’il apprend à connaître en les filmant, c’est parce que son propre père travaillait dans le transport du foin, autrement dit c’est pour comprendre d’où il vient qu’il fait son premier documentaire. Quant à Mehrez Taher, « le disqualifié », il le présente comme son ami mais également comme son alter ego (non pas dans le film à vrai dire mais dans la présentation qu’il a faite sur la plateforme de « Visions du réel »). Ce lien fort avec les personnages qu’on suit, qu’on accompagne, avec qui le lien se construit en les filmant fait que le cinéaste ne s’exclut pas de sa représentation. On entend sa voix, il entre par moments dans le champ et finit par construire des séquences (dans les deux films) autour de sa relation avec ses personnages. Dans ces séquences conflictuelles, des malentendus voient le jour et des visions différentes s’affrontent, laissant entrevoir un rapport inapaisé avec le film lui-même qui ne peut s’extraire aux tourments du personnage sans doute parce que ce dernier n’est pas uniquement objet de représentation.

Telles sont les lignes de force de cette démarche documentaire exigeante et sans concession : le choix du temps long, l’ancrage dans un même territoire, un lien très fort avec les personnages qui rend possible non seulement l’accès à leur intimité mais également la représentation de ces moments où ils partent en vrille et laissent entendre une langue d’une crudité, d’une rudesse et d’une violence insoutenables. Cette langue est à l’honneur dans les deux films à tel point que les titres en sont issus comme le précise Meryem Belkaïd1. Jmal El Barrouta, 2ème titre d’El Gort, est en l’occurrence une métaphore puisée dans les propos des personnages. Et pour ce qui est du titre arabe El Medestansi (emprunt au français dérivé de « distance » ?), il appartient à un idiolecte propre à un milieu, celui des jeunes qui regardent les courses des chevaux et dont certains développent une addiction aux paris comme Mehrez Taher, et désigne celui qui est largué. Dans ce terme et dans les titres français et anglais se conjuguent le renvoi à l’addiction et à l’appartenance sociale qui « disqualifie » et qui fait que l’on part dans la vie avec moins de chances que les autres. Ces métaphores ne sont pas le fait d’un discours qui surplombe, elles sont à l’oeuvre dans le discours que tiennent les personnages sur leur propre condition.

Si les points communs entre El Gort et El Medestansi sont nombreux, le dernier film est moins brut dans sa forme que le premier. Il est travaillé par une esthétisation qui n’est pas sans lien avec les préoccupations du personnage qui est artiste, une esthétisation qui n’exclut pas la rudesse du réel et sa captation à vif (les scènes filmées dans les cafés, chez le personnage, sur les hauteurs de Mhamdia) mais qui permet d’intégrer également des dispositifs étroitement liés aux performances théâtrales et chorégraphiques du personnage. Ces dispositifs prennent des formes différentes. Ils donnent lieu à des mises en scène propres à accompagner la progression du déploiement du corps, à représenter la manière dont le temps sculpte le corps et sa gestuelle et à transposer la performance du personnage et son vécu sur un mode assez proche du vidéo-clip parfois et d’une théâtralité cinématographique qui tire, par endroits, le film vers le mythe (la séquence où Taher Mehrez ne cesse d’escalader les reliefs d’un paysage un peu aride fait penser au combat de Sisyphe).

Hamza Ouni n’est pas le seul à avoir filmé des jeunes de milieux populaires dont le vécu est travaillé par le désir de se réaliser à travers une pratique artistique. Dans Forgotten (2017), Ridha Tlili partage par ailleurs avec Hamza Ouni le souci du temps long dans la démarche documentaire selon ce même principe qui consiste à accompagner des personnages sur des années (sur 3 ans pour Forgotten en l’occurrence) ; il met en scène des jeunes qui font du théâtre et dont le désir est sans cesse contrecarré par le manque de moyens. Du coup, le jeu théâtral, dépourvu de scène, irrigue tout le film.

Si le choix du réalisateur de Forgotten a été d’exclure la scène et de représenter le déploiement de la théâtralité dans la vie, Hamza Ouni a opté pour un parti pris qui englobe la scène, tout en la mettant parfois à distance, au début surtout, et en s’y immergeant au fur et à mesure que s’affine la gestuelle du danseur (les deux choix, tout aussi pertinents l’un que l’autre, orientent les films vers des directions différentes). Ceci n’empêche absolument pas Hamza Ouni d’être attentif à d’autres formes de théâtralité et de mettre en scène des situations sur un mode quasi-théâtral en prenant pour décor les hauteurs de la ville ou encore les reliefs environnants escaladés par le personnage, ce qui n’est pas sans rappeler la tragédie et le mythe. Si tel a été le parti pris du réalisateur, c’est sans doute pour représenter un parcours qui va du théâtre amateur se jouant dans une maison de la culture où trône le portrait de Ben Ali à des scènes autrement artistiques et mettant de plus en plus en valeur le talent du « disqualifié ». C’est dans ce choix que réside également la double postulation de la représentation dans El Medestansi : une captation brute à l’image d’un vécu sans fard qui rappelle la rudesse de l’esthétique d’El Gort mais également celle de Ridha Tlili dans Forgotten et une esthétisation qui semble avoir comme assise la performance artistique du personnage.

La mise en scène accompagne également le danseur sur un mode autre que documentaire, un mode où elle se fait à la fois performance et commentaire. Ainsi, l’épisode carcéral qui est évidemment hors champ. Cet épisode de la vie de Mehrez Tahar, par lequel se clôt la première partie du film, est représenté de deux manières différentes. D’abord, dans un registre exclusivement documentaire où le réalisateur interroge son absence sur scène en interviewant ses ami(e)s du théâtre et de la maison de la culture (chacun racontant comment il a été arrêté et imaginant sa vie à sa sortie de prison donnant accès par là à la triste réalité des enfants des quartiers populaires qui ont le malheur de se faire choper avec un joint). Le deuxième régime de représentation apparaît dans une séquence qui relève plutôt de la mise en scène fictionnelle. On entend la voix de Mehrez lire une lettre en voix off destinée à l’ami cinéaste où il met des mots sur l’expérience de l’incarcération, une lettre ayant des accents existentiels, et on le voit, non pas en prison, mais dans la nature – alors qu’il est supposé être derrière les barreaux – ne cessant d’escalader des reliefs dans une course qui relève à la fois du tragique et de l’absurde. Très belle séquence correspondant à un décrochage du régime de représentation réaliste qui est le propre du documentaire. Tout se passe comme si la lettre reçue par le cinéaste – si tant est que ce soit une lettre réelle – avait fait naître ce paysage mental et cette situation qui tire à la fois le récit vers une sorte d’abstraction mythique et qui nous met en présence d’un traitement théâtral de la fatalité : tout se passe comme si on était devant un décor plutôt factice même s’il s’agit en fait d’un décor naturel. C’est plutôt la manière de filmer qui allégorise la scène et lui donne une teinte onirique. Et même si on retrouve le personnage après sa sortie de prison dans les lieux qu’il a l’habitude de fréquenter, en l’occurrence le café où on regarde les matchs de foot et les courses de chevaux et même si cette captation à vif, au service d’une trivialité toujours valorisée chez Hamza Ouni, est toujours de mise, le personnage acquiert l’aura d’une figure tragique issue des marges du monde urbain.

Sa présence sur scène sera d’ailleurs investie autrement à partir de là. A cette caméra distante qui filme au début les représentations théâtrales à la maison de la culture du point de vue du monsieur de l’orchestre et qui s’amuse aussi à montrer le contre-champ de la scène avec le portrait de Ben Ali en ligne de mire, se substitue une caméra immersive (elle est sur scène) suivant une gestuelle qui s’affirme de plus en plus et un corps de plus en plus sculpté par la danse. A partir de là, une forme de montage musical est à l’œuvre, alternant performances et scènes du quotidien selon un rythme savamment dosé et créant par moments des articulations proches du vidéo-clip comme si la performance du personnage devait être accompagnée par un genre où la mise en scène est au service de la musique et de la performance du corps.

Cependant, le montage, musical par endroits, expérimente aussi la démesure et la dissonance jusqu’à l’essoufflement. Nos amis des « Nouvelles du front »2 ont rappelé que la monteuse en cheffe n’est autre que Ghalia Lacroix, qui est rompue au travail sur les rushes monumentaux des films de Abdellatif Kechiche. Les scènes de beuverie sont montées selon le principe de l’étirement allant jusqu’à l’essoufflement qui fait fi de la tension dramaturgique (un principe à l’œuvre dans tous les films de Kechiche). C’est le cas de l’une des premières beuveries, dans la salle de spectacle de la maison de la culture, où l’on boit et danse, et où on esquisse des gestes – autre forme de performance ou de théâtralité sauf qu’on ne danse pas sur scène – qui suggèrent qu’on a envie de malmener le portrait de Ben Ali faisant face à la scène. Plus on avance dans le film, plus les séquences de beuverie s’étirent (on est loin de la joie libératrice de la séquence que je viens de décrire), plus elles sombrent dans une mélancolie aussi épaisse que les ténèbres environnantes. Elles ont lieu pour la plupart de nuit, sur les hauteurs de la ville : les gros mots fusent, les énergies se déploient sur un mode éruptif ou explosif donnant lieu à des disputes dont on ne voit pas le bout et faisant des hauteurs une scène où se joue un spectacle insoutenable, monté/montré au-delà de la limite du représentable, qui est fait du désespoir de ceux qui ont le vin triste et que la drogue enfonce dans les ténèbres d’une marge encore plus invisible. Dès lors, la performance qui se déploie sur scène paraît aussi comme un combat de Sisyphe contre la fatalité de la marge et de ses dérivés addictifs, elle n’en devient que plus poignante, plus empreinte de tragique et elle rappelle en cela la scène allégorique du film, celle de la montée des reliefs où on entend la voix off du personnage lisant la lettre envoyée au cinéaste.

A la différence d’El Gort où il n’y a pas de place pour l’amour et où la misère affective génère des salves de machisme inépuisables, l’histoire d’amour avec Malek relève également de ce qui est susceptible de contrebalancer la fatalité. Elle est cependant ponctuée de scènes de disputes qui ont tendance à s’étirer. Elles n’ont rien de violent certes, mais elles s’étirent au mépris de l’efficacité dramaturgique. L’histoire d’amour ne résiste pas, par ailleurs, à l’épreuve du départ de Mehrez qui était censé lui permettre de s’accomplir sur d’autres scènes en Europe. On le retrouve dans cette partie européenne, précédée comme les autres d’un saut temporel – principe de composition présent aussi dans El Gort –, sur scène et ailleurs mais il semblerait que quelque chose en lui se soit éteint et qu’il soit à bout de souffle. Dans la séquence finale dont ne dévoilera pas l’enjeu, on assiste à un effondrement matérialisé par ces trombes d’eau qui tombent du ciel : la caméra s’attarde sur ces eaux sombres au sol, pendant symbolique de ce qui s’écroule à l’intérieur du personnage et qui n’est pas sans rappeler à la fois les ténèbres où s’enfoncent les personnages dans les environs de Mhamdia et la représentation symbolique qui accompagne la lecture de la missive carcérale bien que la mise en scène, dans la séquence finale, soit concrètement rivée à la violence de cette eau noire qui déferle au cœur de l’été parisien.


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