« Dans la peau » ou les amants clandestins de Jilani Saadi par H. Bouden

 

Tous les films de Jilani Saadi sont, d’une manière ou d’une autre, du côté de la clandestinité. Ils le sont de mille et une manières, s’aventurant sur des chemins marginaux, secrets, improbables. Mais c’est Dans la peau qui l’est le plus et le plus simplement. Car il s’agit de l’histoire d’un couple adultère, de deux amants sillonnant un pays pour y jouer et danser dans quelques cabarets de quelques villes : Bizerte, Sfax, Sousse… Pour le travail, dit Ali. Mais on comprend que l’idée de la tournée à deux, sans que ce soit seulement un prétexte, il l’a trouvée pour avoir une semaine entière avec Shiraz, pour la perspective de quelques nuits ensemble, quelques jours de vie commune. Et il faut rendre hommage aux deux acteurs, Amira Chebly et Mohamed Ben Saïd, magnifiques d’intensité et de naturel, qui ont su porter le film jusqu’au bout.

Dans la peau s’ouvre sur une scène que je ne veux pas décrire, dont j’aimerais qu’elle ne soit découverte qu’à l’écran, tant elle est unique dans le cinéma tunisien. Unique, de par sa sensualité, sa fraîcheur, sa liberté, son innocence première. Unique de par cette dialectique du regard et de l’aveuglement qu’elle pose comme source de tout le film, comme question primordiale dont découlera tout le reste. Aux images qui se déploient devant nous se superpose un dialogue entre les deux amants où il est question de voir ou ne pas voir. « Tu es, je crois, le premier homme à me voir nue », lui dit-elle. Elle lui explique que son ex mari ne voulait pas la voir nue, parce que c’était sa nudité qui le rendait fou de jalousie, et que la voir nue, c’était réaliser qu’il ne pourrait jamais l’avoir entière, c’était voir sa liberté à elle – liberté de mouvement, de gestes, d’être dans son corps – inscrite dans cette nudité. Le fait de voir est posé comme une rencontre, fatalement, avec une vérité peut-être insupportable à dévisager. Vérité non mesurable, qui échappe constamment et que rien ne pourra apprivoiser ou résoudre.

Et rien, dans le film, n’est de l’ordre de la recherche d’une solution : c’est là le grand bonheur qu’il nous offre. Il ne s’agit pas ici de trouver une issue à une situation impossible mais au contraire de se tenir au plus près de cet insoluble, de se donner quelques moyens, comme lui précaires, de tenter de l’explorer, le sonder, comme à tâtons. Le parti pris est celui de se concentrer sur la semaine que les deux amants passent ensemble, en dehors de tout, comme pour leur offrir ce que tout le reste leur refuse. Dès le départ, le film nous dit que tout en lui reposera sur du précaire. Lui-même volontairement fait à l’arrache comme on dit, il s’octroie et octroie aux deux amants une petite semaine, le temps d’une tournée des villes et des cabarets d’un petit pays. Et c’est déjà énorme : la joie enfantine avec laquelle ils embarquent à bord de leur camionnette pleine d’instruments de musique, de câbles et de matériel de son, fait de cette semaine une sorte d’éternité déjà pleine de promesses et de risques, ne serait-ce que celui de se retrouver par la suite enchaînés par des souvenirs et des liens de chairs renforcés, quelque chose dont ils ne verraient pas le bout. Là où d’autres films posent l’amour adultère souvent au centre d’un dilemme, Jilani Saadi, depuis le départ, débarrasse ses personnages de toute considération de ce type. Car il n’est jamais question d’échanger un ordre ancien contre ordre nouveau mais de vivre sur une brèche qui pourrait se révéler abîme, mais de vivre tout court. De se concentrer sur ce concentré de temps. Non seulement – et cela va sans dire dans un film de Jilani Saadi – nul jugement moral n’est posé, mais la dimension sociale est totalement évacuée. Shiraz n’est pas de celles qui mettent un amant au pied du mur, qui poussent au choix. Au contraire, d’emblée elle lui dit que si, à lui, elle s’abandonne dans toute sa nudité, qu’elle rêve de pouvoir tout lui raconter – dans une équivalence entre confiance physique et confidence verbale – c’est que justement il n’est pas son mari.

Jilani Saadi nous offre un film d’amour centré sur l’amour en soi. Nulle autre considération n’entre en ligne de compte. Pourtant ce ne sont pas les contraintes qui manquent, ni les interdits. Ce qui est remarquable, c’est que ces contraintes et ces interdits ne sont, bien entendu, pas balayés comme s’ils n’existaient pas. Nul déni. Non, ils sont là, soulignés, persistants, mais traduits en cinéma. Car toute la poétique du film prend sa source dans ces contraintes et ces interdits, qu’elle transforme et subvertit, dont elle détourne magistralement la trajectoire, le but, la finalité dernière – qui était d’étouffer toute marge de respiration et de liberté individuelle – pour en faire un dispositif structurant pour le film. Ali et Shiraz vont passer une seule et unique semaine ensemble. Leur temps est arraché au temps. Alors le film découpe le superflu, tout ce qui n’est pas eux. L’épouse et l’enfant restent dans le hors-champ même si ce sont des personnages à part entière. Ils restent des personnages téléphoniques, si on peut dire, comme ces inconnus que Shiraz appelle parfois. Chacun son hors-champ, qui irrigue ce que l’on voit, brille par son absence tout en occupant une place décisive.

Ne pas échanger un ordre contre un autre, donc, mais se tenir toujours sur le versant vibrant des choses. C’est en cela que Dans la peau est aussi un film politique. Tourné en 2009, il ne cesse de faire mouche au fil des années, contre un ordre moral toujours à l’oeuvre. Jilani Saadi se demandait, confie-t-il lors d’un débat, en découvrant les caméras de surveillance planquées dans les hôtels, à quoi pouvaient servir ces heures interminables d’images, cette duplication de ce qui se passe, ou ne se passe pas, ce voyeurisme d’État, pour ainsi dire, cet espionnage continu et ce que le ministère de l’intérieur pouvait faire de tout cela. Il s’interroge, presque naïvement, sur l’intérêt que peut porter un État policier aux amours interdites, comme si l’interdiction de louer une chambre pour deux hors mariage était trop peu, qu’il fallait mettre en place tout un système à l’affût d’un possible flagrant délit. Alors, ce que l’institution – y compris celle du mariage – institue, Jilani Saadi le destitue. Sans violence, sans discours de dénonciation ou autre, mais en filmant ce qui échappe, fatalement, à l’institution, et en empruntant à celle-ci l’instrument même dont elle se sert pour infantiliser les gens et les traquer jusque dans leur intimité. Ce qu’il avait commencé à explorer dans Tendresse du loup, il le pousse ici encore plus loin. En multipliant les caméras, il multiplie les sensations que l’usage de chacune d’entre elles donne au spectateur, et multiplie les points de vue, créant un entrelacs de textures et d’atmosphères qui font sens ensemble. La caméra de surveillance elle-même, il s’en empare pour en détricoter l’usage premier mais aussi le souligner. En couleur, elle filme Shiraz et Ali uniquement quand ils sont dans la voiture ; c’est celle du voyage et de la proximité. Mais dès qu’elle passe au noir et blanc, elle passe aussi au surplomb, au son étouffé, comme bâillonné, qui confine au mutisme. Jilani Saadi en détourne l’usage pour mettre en relief sa dimension glaçante. Dans les cabarets, au moment où on se laisse aller à fredonner la musique jouée, au moment où on commence à prendre part à la fête, les mêmes images mais tournées avec la caméra de surveillance en noir et blanc surgissent et mettent une distance, créent un malaise, scindent parfois l’écran en deux, trois ou quatre points de vue d’une même scène. L’adhésion à peine obtenue est brisée, comme si on n’était plus invités à regarder mais sommés d’observer, de contrôler, de devenir des vigiles dans une administration ou un supermarché. Les personnages ne sont plus des gens qui jouent, chantent et dansent : le son étouffé fait apparaître leurs gestes comme absurdes, ils sont diminués par ce dispositif, perdus, lointains. Le réel filmé ainsi se retrouve tronqué. La caméra de surveillance en noir et blanc raconte un regard autoritaire, un regard de haut, qui ne peut que s’arrêter à la surface des choses, filmer du dehors. Lorsque les deux amants prennent leurs deux premières chambres d’hôtel, elle prend le relais dès que Shiraz quitte la chambre d’Ali pour aller dans la sienne, comme pour insister sur cette manie de la vérification qu’ils ne coucheront pas dans le même lit, qu’ils se soumettent réellement à l’ordre dominant.

Et cette interdiction de partager une même chambre, le cinéaste l’exploite au niveau de la construction de l’espace mais pas que de l’espace extérieur. Les deux amants ne pourront jamais rêver d’un cocon d’intimité, certes. Mais Jilani Saadi ne s’arrête pas à cette constatation, il ne se donne même pas la peine de dénoncer cet état de fait par un discours ou une réplique, ce qui serait une simple évidence ; il se l’approprie pour sonder l’espace intérieur de ses deux personnages, pour entourer chacun de sa solitude propre : Ali désespérant de posséder Shizaz entièrement, l’attendant, se posant des questions sur ses disparitions intermittentes ; Shiraz, surtout, pleurant une fois, ou fouillant dans ses petits papiers et téléphonant à ces inconnus dont ni Ali ni le spectateur ne saura jamais rien. La chambre de chacun devient l’incarnation de son for intérieur, là où s’expriment inquiétudes, chagrins ou fantasmes, un for intérieur imprenable que nul cocon ne viendra altérer ni adoucir d’une illusoire permanence. Les deux chambres deviennent ainsi l’incarnation de la fissure au cœur du désir. Lorsqu’une hôtelière compréhensive leur permet de louer appartement pour deux, chacun dormira seul et, au réveil d’Ali, Shiraz sera partie.

Le personnage, chez Jilani Saadi, ne coïncide pas forcément avec les autres ou avec lui-même. Out of place, profondément seul, il est capable cependant d’atteindre l’autre dans une intermittence parfois déchirante. Tout le film se construit ainsi entre élans et brisures. Ce qui est extraordinaire, même, c’est qu’il tient ensemble et l’élan et la brisure. Par le tricotage des images aux textures, couleurs, sons et atmosphères hétérogènes, par l’absence absolue de sentimentalisme – nulle trace, en effet, de tragique dans une histoire d’amour interdit qui pourtant aurait pu facilement faire pleurer dans les chaumières – , par l’humour léger qui émaille les dialogues, les rires partagés, le désir vibrant, le plaisir sensuel de savourer de petites choses qui, parce que rares, deviennent inoubliables : un millefeuille à Bizerte, des côtelettes au bord de la route, du poisson grillé dans une gargote. Et le plaisir immense de faire de la musique ensemble.

Car à l’origine de la tournée, il y a cette proposition d’Ali à Shiraz de ne pas seulement danser mais aussi de chanter. Elle confie que c’est son rêve le plus cher ; il lui promet qu’ils le réaliseront. La tournée et le film, donc, seront la réalisation de ce rêve. Ce sera l’immersion dans le monde des cabarets, un des mondes dans lesquels Jilani Saadi aime s’aventurer avec délice, monde interlope, clandestin, tout le contraire de la correction et des bonnes mœurs, dans lequel Shiraz et Ali sont accueillis dans des séquences où s’entrelacent fiction et documentaire. Les deux acteurs sont les seuls à jouer, la plupart des figurants étant les vrais clients de ces cabarets. Ils sont les seuls à jouer mais, du coup, improvisent beaucoup, invités à se laisser porter par l’ambiance réelle. Il n’y a pas d’autre mise en scène que celle de la situation en elle-même. Ce qui est de l’ordre de l’élan, dans le film, tient aussi de cette ambiance au naturel au moment du tournage. Et la musique y occupe évidemment un grand rôle. Malgré l’intervention des images à la facture de vidéosurveillance qui viennent parfois briser l’ambiance, les musiques jouées, les chansons reprises connues de tous nous ancrent dans un terreau festif commun et populaire. Mais, dans ce film fait de tours et de détours, les chansons, toutes des chansons d’amour, ouvrent aussi le champ à des significations multiples, coïncident parfois avec ce que ressent le personnage. Quand Ali chante, les paroles peuvent être aussi – pas systématiquement bien sûr – un message pour Shiraz, un moyen détourné pour lui exprimer ce qu’il éprouve à son égard à tel ou tel moment. Tout le film, d’ailleurs, révèle un sens aigu de la polysémie, relève d’une poétique de la diffraction, joue constamment de l’indécision, de l’imbrication du manifeste et du caché, de ce qui peut se débusquer sans jamais épuiser son sens.

C’est le talent de Jilani Saadi pour l’exploration des possibilités et limites des objets, pour l’expérimentation de l’ontologie des choses. Les moyens de communication, comme les différents types de caméra, deviennent des objets à usages multiples et imprévus. Là où on attend d’un téléphone portable qu’il permette de joindre l’autre n’importe où, il devient l’instrument d’une attente insupportable, un outil par lequel s’intensifie la conscience de l’absence. Il est aussi comme l’incarnation du mystère Shiraz, cette zone d’elle-même que nul ne pourra atteindre, peut-être même pas elle, car il est un instrument de jeu : avec cette petite pochette pleine de petits papiers sur lesquels sont inscrits les numéros de téléphone de tant d’inconnus, il forme comme un kit avec lequel elle s’amuse, le transportant partout dans son sac à main comme un pré-carré intime, répétant toujours la même phrase à ses interlocuteurs, devant un spectateur perplexe. Et c’est enfin la messagerie du portable qui enregistrera le secret d’une dernière parole puis la fera littéralement exploser à la fin du film, parole échangée mais différée, à écouter plus tard, dans une nécessaire solitude, car c’est encore le risque d’une vérité définitive, poignante, que tous les impossibles condensent et précipitent. La voix de Shiraz, jaillit, bouleversante de douceur, qu’un bouton permet de réécouter encore et encore, et c’est comme si tous les kilomètres avalés depuis le début de ce road-movie convergeaient d’un seul coup vers un vertigineux point de fuite.

Dans la peau, qui date de 2009, n’a été projeté en tout et pour tout que trois fois : à Marseille en 2015, à la Cinémathèque de Tunis en avril 2018, puis dernièrement à Paris, fin novembre. C’est dire s’il a été peu vu. Il passe samedi 29 décembre à Menzel Bourguiba, au Métropole. Pour ceux qui peuvent y aller, il ne faut pas le rater.

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