Bye bye Tibériade de Lina Soualem : récit de vocations, discontinuités et continuités mémorielles

Par Insaf Machta

 

Le deuxième long métrage documentaire de Lina Soualem, Bye bye Tibériade (2023), raconte l’histoire de quatre femmes palestiniennes, appartenant à une même lignée et ayant vécu, de manières différentes les déplacements forcés et l’exil, qu’il soit volontaire ou non. Le récit remonte à cette fracture qu’est la Nakba, et même un peu avant, et repose dans son mode de construction sur la transmission.

Dans les marges de la restitution mémorielle qui structure le film de bout en bout, il y a la question de la vocation, notamment artistique : celle de la mère de la réalisatrice Lina Soualem, la comédienne Hiam Abbas qui, une fois n’est pas coutume, entre pour ainsi dire dans le documentaire, et celle de la cinéaste elle-même, inscrite de manière implicite dans les différents matériaux dont elle se sert pour tisser les fils du récit et qui sont en lien avec sa trajectoire familiale, intellectuelle et artistique. L’une des entrées possibles à Bye bye Tibériade, du moins celle que j’adopterai, en dépit de la ténuité de ce fil narratif qui se développe en filigrane dans les marges de l’histoire familiale, consiste à aborder ce film comme un récit de vocations[1]. Si je retiens cette entrée, même s’il n’est absolument pas question de représenter les affres de la création comme c’est le cas dans d’autres récits de vocation, c’est parce que le geste cinématographique de Lina Soualem s’enracine dans un milieu familial où le jeu dramatique et les images tiennent une place importante et parce que la performance théâtrale et la réflexion sur les images sont étroitement liées, dans son deuxième film, à la transmission et à la mémoire.

Parmi les œuvres que l’on qualifie de récits de vocation, certaines sont monumentales (A la recherche du temps perdu de Proust ou encore Fanny et Alexandre de Bergman sorti en 1982) et se donnent à lire comme la somme d’une vie. Dans le cinéma arabe, on pense à Chahine et à Alexandrie pourquoi ? (1978), film qui inaugure la trilogie autobiographique du cinéaste égyptien et qui marque un tournant dans une œuvre dédiée à une multitude de récits ancrés dans un pays aimé qui tend à se confondre avec le moi du réalisateur.

D’autres récits de vocation adviennent au début du parcours de l’artiste et construisent leur réflexivité sur une écriture de soi, qui explique le rapport à l’art de manière moins obsessionnelle et tourmentée que toutes ces sommes citées, qui sont loin, néanmoins, d’être dénuées d’humour et de distance. Les Quatre cents coups de Truffaut (1959) en fait partie en mettant à l’honneur l’école buissonnière et le plaisir de se réfugier dans les salles obscures et par le biais de la dédicace à ce père spirituel qu’est André Bazin, mort avant la sortie du premier long métrage de Truffaut. On peut penser aussi au premier long métrage du cinéaste franco-marocain, Brahim Fritah, Chronique d’une cour de récré (2012), où la vocation est tributaire d’un appareil photo acheté par le père du cinéaste, ouvrier immigré de son état. Cet objet devient l’outil de la transformation du monde en images par le personnage de l’enfant et fait de l’image fixe, dans la représentation filmique de l’enfant devenu adulte, le moteur de l’enjambement permanent de la rampe[2] et d’un basculement dans l’imaginaire.

Le récit de vocations qui fonde la réflexivité de Bye bye Tibériade de Lina Soualem se construit selon deux modalités. Il fait partie d’abord d’un dispositif documentaire consacré à des figures féminines marquées par les expériences de l’exil : l’une de ces figures est Hiam Abbas. En plus, Lina Soualem fonde partiellement son récit sur des images tournées par son propre père, le comédien franco-algérien Zinedine Soualem, qu’elle filme aussi dans son premier long-métrage, Leur Algérie (2020), consacré à l’exil des grands-parents algériens. C’est au père que l’on doit dans les deux films les archives familiales en VHS. S’emparant de ce matériau, la réalisatrice situe son geste cinématographique dans le prolongement de celui de son père tout en lui donnant une autre portée en l’accompagnant de sa voix-off et en le faisant résonner avec d’autres images.

Mais revenons, d’abord, au premier niveau et plus précisément au fait de filmer le père et la mère, qui sont tous les deux comédiens, et de les faire entrer dans une représentation documentaire. On serait tenté de dire que Hiam Abbas se voit attribuer dans Bye bye Tibériade l’un de ses plus beaux rôles au cinéma si l’on risquait ce pas du côté de la fiction, ce qui n’est absolument pas interdit. Le père, quant à lui, absent à l’image dans Bye bye Tibériade est néanmoins « pourvoyeur » d’images dans ce film. Il est filmé avec modération dans Leur Algérie et pour cause : il ne peut s’empêcher de jouer, au dire de Lina Soualem[3]. Il faudrait rappeler à cet égard qu’il a été à l’école du mime, raison pour laquelle Lina Soualem le filme, d’ailleurs, lors d’un spectacle en partie pour restituer le début de son parcours de comédien moyennant des photos qui inscrivent le spectacle filmé dans une trajectoire.

Remonter aux origines de la vocation se fait selon d’autres modalités pour ce qui est de Hiam Abbas dans Bye bye Tibériade : Lina Soualem la filme en train de (re)jouer, devant une école d’art à Haïfa, une discussion avec la directrice – incarnée par l’une des sœurs de Hiam Abbas – qu’elle parvient à convaincre de l’inscrire pour faire de la photographie. La vocation de la mère étant protéiforme (photographe et comédienne), la répétition théâtrale, dans cette situation précise, semble un moyen pour évoquer deux passions juvéniles[4] : la photographie et le théâtre. Un peu plus loin, au théâtre al-Hakawati à Jérusalem, sa première « école d’art dramatique », elle joue une scène de son vécu : le conflit familial autour de son mariage avec un Anglais qui enseignait à l’université de Bir Zeit.

Si les récits de vocations rapprochent les deux films, les dispositifs diffèrent : c’est le spectacle réel, filmé par la caméra de Lina Soualem dans Leur Algérie, qui est à même de restituer l’une des facettes du métier de comédien dans le cas du père, qui est aussi par ailleurs – soit dit en passant – acteur de cinéma. Dans le cas de la mère, il s’agit d’un jeu de rôle – et non pas d’un spectacle – au service d’une restitution mémorielle ou encore de la mise en scène d’un événement passé sur le mode de la répétition et de la simulation théâtrale. Tel est le dispositif ludique sur lequel repose le récit de vocation dédié à Hiam Abbas sans doute parce que la réalisatrice qui filme sa mère n’oublie pas qu’elle est comédienne et parce que cette dernière a l’habitude d’incarner les histoires d’autres figures féminines dans des créations fictionnelles et qu’elle a maille à partir avec le fait de se raconter frontalement devant la caméra[5].

D’autres dispositifs sont mis en place pour contourner la confidence via l’entretien documentaire : paroles échangées entre mère et fille autour de photos extraites des archives familiales, accrochage de photos au mur donnant lieu à des installations mémorielles commentées essentiellement par Hiam Abbas, mise en récit de bribes d’histoires de la famille écrites par Lina Soualem et lues face caméra par Hiam Abbas donnant lieu à un entrelacement de voix qui est au cœur de la transmission, lectures de poèmes de jeunesse écrits et lus par la mère face à la caméra suivies d’une discussion sur la transmission de la langue dans une situation d’exil.

Mais pour revenir au jeu de rôle et à la théâtralisation des scènes mémorielles, il semblerait que ce dispositif crée une démarcation entre le jeu et ce qui est supposé être le non jeu tout en suggérant qu’il s’agit par ailleurs d’une question épineuse, voire insoluble vue la multiplicité des moyens de contournement mis en œuvre. Par ailleurs, le dispositif scénique est emboîté dans une représentation filmique qui est censée reposer par essence sur la disparition de la scène et qui est néanmoins susceptible de l’englober et d’en faire un objet de représentation et ce faisant, elle suggère par le moyen de la spécularité théâtrale que la distinction entre le jeu et le non jeu est extrêmement délicate.

Le retour sur les scènes du passé, qu’elles relèvent de la mémoire individuelle ou collective – il va falloir se résoudre sans doute à renoncer aussi à cette distinction – est à la fois une question relative au temps et à l’espace. Il est en rapport avec les exils et leurs ruptures : les répétitions, telles qu’expérimentées d’ailleurs dans le théâtre de l’opprimé et telles qu’intégrées dans des dispositifs filmiques mis en place par des cinéastes palestiniens[6] et israéliens[7], sont autant de tentatives à la fois cathartiques et quelque peu désespérées de colmater les fractures de la mémoire, de réécrire le passé et de répondre aux discontinuités spatiales de l’exil, de la dépossession et de l’oppression par un retour sur les lieux et les scènes où s’enracinent ces ruptures. Nous risquons ce rapprochement entre le conflit familial (re)joué sur la scène d’al-Hakawati, dans un esprit certes ludique mais évoquant en même temps le spectre de la rupture avec les siens, et les traumatismes dus à l’expulsion, à la dépossession ou encore à la torture parce que le dispositif est le même : revenir sur les lieux, ou les reconstruire, les transformer en scènes susceptibles d’accueillir la restitution mémorielle.

Cette tendance du cinéma à faire feu de tout bois, à recycler des dispositifs divers et à s’en servir pour créer des formes de continuités spatiales et mémorielles est aussi au cœur du montage dans Bye bye Tibériade et elle n’est pas sans lien avec la vocation de Lina Soualem, en tant que réalisatrice de films, et avec la transmission des images. Le pré-générique de Bye bye Tibériade nous met d’emblée sur la voie de l’utilisation des archives familiales et d’une écriture qui s’enracine dans un geste de transmission (celui du père, car les images en VHS datées de 1992 sur lesquelles s’ouvre le film sont tournées par lui). A ces images qui font défiler des paysages au long d’une route jusqu’à ce qu’on aperçoive le lac de Tibériade, s’ajoute la voix de la mère, non pas celle d’antan mais celle du présent : « Derrière ces montagnes, c’est le Liban, ce sont les frontières entre le Liban et la Syrie qui se trouvent derrière cette montagne et là-bas ce sont les frontières entre la Palestine et la Jordanie ». Ce commentaire est situé d’ailleurs à un autre endroit du film dont les images se rapportent au présent et non pas extraites des archives familiales. La dernière phrase dite par Hiam Abbas dans ce pré-générique : « Regarde Lina, c’est le lac de Tibériade » vient elle aussi du présent mais elle est immédiatement suivie d’une voix d’enfant, celle de Lina, issue des images du père, puis de la voix-off de l’adulte qu’elle est devenue, juste après le titre : « Toute mon enfance ma mère m’a emmené me baigner dans ce lac comme si elle voulait me plonger dans son histoire ». Plus loin, Lina dira : « En me filmant, mon père m’inscrit dans l’histoire des femmes de ma famille », car dans le montage, y compris des archives familiales, émergent ces quatre figures : Lina, Hiam, Neemat et Um Ali, l’arrière-grand-mère.

Le dispositif filmique de la transmission est en partie une affaire de raccords son-image et passé-présent et par le biais de la voix-off de Lina Soualem, l’enfance et l’histoire des disparues (Neemat et Um Ali) se racontent au présent : c’est du reste le propre de l’écriture de la mémoire, notamment au cinéma, art de l’absent-présent. Et on n’est pas loin dans ce « roman familial », qui convoque l’absence et la présentifie, du mythe recréé ou du mythe personnel : Lina s’imaginait, enfant, la descendante de Jésus parce qu’elle s’est baignée dans ce lac sur lequel a marché un personnage saint convoquant ainsi un miracle appartenant à un récit de vocation, en l’occurrence religieuse, tout en faisant fi ainsi de la différence confessionnelle[8]. Le mythe réapproprié s’enracine ainsi dans les eaux sacrées de l’enfance et conjugue les figures de la marche miraculeuse et du baptême.

Par ailleurs, avec la voix-off et la lecture de passages écrits par Lina Soualem et dont la lecture est confiée à Hiam Abbas, nous sommes en présence d’une autre vocation, l’écriture au sens littéraire, retravaillée, du reste, grâce à la contribution de l’écrivain palestinien Karim Kattan. A cette strate textuelle, se joint le travail du montage qui s’appuie sans doute aussi sur une autre vocation, Lina Soualem étant historienne de formation. L’un des passages lus par Hiam Abbas évoque l’entrée de Um Ali dans l’Histoire en commençant par l’impossibilité d’imaginer ce qu’était la vie de l’arrière-grand-mère avant 48. C’est à ce moment-là que défilent des images d’archives de la Nakba qui compensent l’absence d’images documentant l’expulsion des arrière-grands-parents et de leurs enfants et, dans un même geste, la perte de l’identité de ces victimes que l’on voit sur ces images, qui furent jadis des personnes singulières et dont les archives ont fait des abstractions. C’est la deuxième forme de raccord reliant, cette fois-ci, non pas l’archive familiale issue de l’enfance et le présent, mais l’histoire familiale et collective dans un désir de retrouver l’image manquante et d’insuffler de la singularité dans des archives impersonnelles. Il y a aussi des images d’archives de la Palestine avant 48 qui viennent combler une béance ou encore cette impossibilité de raconter le vécu des arrière-grands-parents avant la Nakba.

Et il y a aussi, comme procédé de compensation, le texte de Hiam Abbas lu à sa propre mère, Neemat, rendant hommage à la grand-mère et lui donnant la parole à la faveur d’un emboîtement de voix. Le relais fictif de la parole enchâssée s’appuie sur un raccord son-image entre la voix de Hiam Abbas lisant une tirade qui est supposée être dite par Um Ali et les images de cette dernière devenue vieille, telle que l’a connue Lina en 1992, et se coiffant majestueusement en silence devant la caméra de Zineddine Soualem.

Un autre moment fort, relatif à l’usage des archives, se situe vers la fin du film, lorsque Lina raconte l’histoire de Hosnia, sœur de Neemat et fille d’Um Ali, séparée de la famille pendant les événements de la Nakba et qui, de camp en camp, s’est retrouvée en Syrie. Des images d’archives du camp de Yarmouk défilent, suivies d’un portrait filmé d’une femme anonyme pétrissant le pain dans un camp. C’est encore une réponse à l’image manquante, explicitement formulée dans le texte de la voix-off de Lina Soualem : « Je la cherche dans le visage de cette femme », une femme, qui soit dit en passant, regarde la caméra d’un filmeur anonyme. Le procédé rappelle la manipulation des archives dans Fatima (2015), premier court métrage de la cinéaste franco-algérienne Nina Khada qui cherche l’image de sa grand-mère dans les archives de l’INA.

La force de la restitution mémorielle dans Bye bye Tibériade réside à la fois dans la fluidité d’un récit en apparence simple et la complexité, voire la condensation qui s’opère à travers la diversité et l’enchâssement des procédés générateurs de continuité par-delà les fractures de l’exil et de l’Histoire et par-delà les silences et les béances du « roman familial ».

La transmission, qui est au cœur du film de Lina Soualem et de son dispositif, permet d’appréhender Bye bye Tibériade sous l’angle du récit de vocation, celle de l’une des protagonistes, Hiam Abbas, et indirectement, celle de la cinéaste. Dans ce récit de vocations, l’enjeu est de mettre en scène une mémoire où le moi est englobé dans une lignée enracinée dans un lieu menacé de disparition. Entre les premières images lumineuses, issues des archives familiales et les dernières tournées au présent au bord du lac de Tibériade, dans une lumière crépusculaire, mais arrimées, contrairement aux premières défilant au rythme de la vitesse d’une voiture, à un lieu d’où on part et on revient, il y a  tout un parcours sinueux fait de strates. Il se dessine moyennant des raccords comblant des béances et construisant des liens au sein de la diversité des images : celles du présent et celles du passé (images VHS tournées par le père, archives de mariages et de festivités filmées en Super 8 par des anonymes de Dir Hanna et archives historiques recyclées dans une narration à la première personne). Ce parcours aboutit à l’ancrage au bord d’un lac, lieu fondateur d’un « roman familial », lieu de baptême[9] faisant écho à l’un des miracles[10] constitutifs de l’identité d’un territoire forgée par le paradoxe de la perte et de l’enracinement.

 

[1] Ce que l’on entend habituellement par cette désignation, c’est une restitution mémorielle qui revient sur la naissance d’une vocation, son développement dans un milieu donné, et éventuellement sur les obstacles à son épanouissement. La vocation peut s’inscrire dans des registres divers et s’appliquer à des différents domaines d’activité et à des réalisations de soi qui requièrent passion et dévouement : la religion et l’art en font partie. Dans Bye bye Tibériade, les vocations évoquées explicitement sont celles de la mère, Hiam Abbas (comédienne et photographe), celle de la grand-mère, Neemat, enseignante formée dans une école à Jérusalem avant la Nakba, et ayant exercé son métier bien après 48 tout en élevant ses dix enfants, ce qui constitue pour elle un motif de fierté. Celle de la cinéaste est en revanche à chercher dans les différentes strates de l’écriture et du montage.

[2] J’emprunte l’image à Tahar Chikhaoui qui l’emploie à propos de Chahine dans un article intitulé « Alexandrie… New York. L’Autre, miroir », Chahine, l’enfant prodigue du cinéma arabe, Cinécrits, 2004, p. 63.

[3] Lors d’un débat sur Leur Algérie qui a eu lieu en février 2022.

[4] La troisième, chronologiquement antérieure à la photographie et au théâtre, n’est autre que la poésie, évoquée dans le film par Hiam Abbas à la fois avec attendrissement et avec une pointe d’auto-dérision.

[5] Ceci a été dit par Hiam Abbas lors d’un débat qui a eu lieu au CinéMadart le 2 mai 2024.

[6] Dans La Mémoire fertile de Michel Khleifi, et plus précisément dans la séquence du retour du personnage de la vieille dame au champ confisqué par les autorités israéliennes et où le retour sur le traumatisme se double d’un conflit générationnel et surtout dans Ghost hunting de Raed Andoni entièrement fondé sur ce dispositif.

[7] Notamment dans Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi et plus précisément dans la séquence du retour de l’ami palestinien au village dont sa famille a été expulsée.

[8] La famille maternelle de Lina Soualem est musulmane.

[9] Lina, enfant, a été plongée dans ce lac devenu l’emblème de la lignée maternelle.

[10] Jésus marchant sur les eaux du Lac de Tibériade.

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