Bidoun 2 de Jilani Saadi : un film-manifeste par I. Machta
Le rôle que joue Jilani Saadi dans son film Bidoun 2 participe à redéfinir son statut de cinéaste et à orienter notre regard vers une autre manière de faire des films sans que ce rôle ait quelque chose à voir avec le cinéma.
Au début et à la fin, l’homme en mauve interprété par le cinéaste est assis à même le sol devant un aquarium contenant une photo de Ben Ali à l’envers. Et à la fin, la transition entre l’avant dernier plan du film tourné dans la mer et l’aquarium se fait à la faveur d’un fondu enchaîné qui fait de l’aquarium-écran la matrice du film et qui suggère que ce qu’on a vu, les aventures de ces deux jeunes qui ont rompu les amarres, s’est peut-être déroulé dans cet aquarium-écran sur lequel s’est projeté le rêve éveillé du cinéaste qui prend par moments des allures de cauchemar.
Nous voilà donc en présence d’un cinéaste devenu spectateur de ce qui a été conçu par son imagination à la suite de la chute du dictateur. L’image à l’envers sur l’une des parois de l’aquarium oriente la lecture du film : le pouvoir renversé est la toile de fond de la rêverie du cinéaste, toile de fond qui n’est visible que dans la première et la dernière séquence qui est quasiment d’une duplication de la première, le film se terminant en boucle sur cette image de l’aquarium écran et matrice. On serait tenté de voir également dans l’image du dictateur à l’envers le négatif du film ayant donné lieu à des images inattendues, déconcertantes et différentes de la pellicule qui s’est imprimée sur nos écrans, petits et grands, tout au long de ces quatre années qui ont suivi la chute de Ben Ali. Différentes parce que ce qu’on voit entre le début et la fin placés sous le signe du politique a très peu de choses à voir avec le politique. Les deux jeunes personnages, Aïda et Abdou, ne sont ni des révolutionnaires ni des activistes, ils sont en conflit certes mais surtout avec eux-mêmes, ils ont rompu des liens et mettent à l’épreuve leurs liens à la vie et à la mort.
Ce qui est de l’ordre du politique proprement dit procède d’un déplacement : de l’image à l’envers dans l’aquarium vers la bande son de sorte que le discours politique constitue par endroits la toile de fond sonore des aventures de Abdou et de Aïda. Le procédé a très peu de choses à voir avec une volonté d’ancrer l’histoire dans un contexte politique à savoir le vote de la Constitution. On pourrait penser néanmoins qu’il s’agit à première vue de faire entendre les bruits de la ville : la diffusion des séances de l’Assemblée constituante ont fait partie du paysage sonore du pays. Mais on pourrait penser aussi à la genèse du film et à ces voix qui ont accompagné son élaboration au point d’en constituer une sorte de matrice sonore et que le cinéaste a intégré au risque de créer un effet d’étrangeté dû à une césure entre des images n’ayant aucun contenu politique et une bande son qui devient le lieu où se réfugie le politique. La distorsion est probablement due au fait que le cinéaste ne se considère plus comme un témoin de la réalité : posture qui aurait fait de lui quelqu’un d’extérieur à sa fiction. Il est dans le film, dans sa fiction en tant qu’acteur mais en tant que cinéaste. Rien d’étonnant à ce moment-là à ce que ce qu’il a entendu pendant cette année où il travaillait sur Bidoun 2, et en l’occurrence les voix des députés, s’insinue dans le film pour se loger quelque part, pour constituer une sorte d’enveloppe sonore de l’aventure de ses protagonistes. Les affres de la création ont dû se mêler au processus de l’élaboration de la Constitution. Or l’art et la distance qui le fonde ont l’avantage de rendre cette interférence ludique sans rien enlever au sérieux du propos : pendant ces soirées où l’on vote les articles de la Constitution, deux jeunes dont la révolte ne peut être ramenée à des considérations politiques errent à la recherche d’eux-mêmes et pendant que le cinéaste « rêve » leurs aventures, ses angoisses s’insinuent dans la fiction sur un mode quasiment ironique. C’est ainsi que le document sonore devient matière de la fiction sur un mode autre que celui de l’ancrage comme le voudrait le principe de la fiction réaliste. Et si ce qui a été entendu dans le registre de la réalité se réfugie dans la fiction, c’est que la voix intérieure du cinéaste se l’est appropriée et c’est que la voix intérieure du cinéaste devient en partie la matière du film. Il n’est pas fortuit d’ailleurs que le contenu de la bande son se rapporte par endroits aux débats épiques sur l’article 6 de la Constitution, article qui consacre la liberté de conscience qui est cruciale pour l’art et la liberté de création et qui énonce également le principe de la protection du sacré limitant de ce fait la liberté d’expression et de création. Mais le fragment sonore qui a été retenu est le plus grotesque, celui relatif au cirque d’Ibrahim Gassas dans l’arène de l’Assemblée donnant ainsi à entendre la Réaction dans ce qu’elle a de plus grotesque.
Et ce n’est pas le seul endroit du film où le pouvoir, l’autorité sous sa forme réactionnaire sont placés sous le signe du grotesque. Il y a un lien entre l’image de Ben Ali à l’envers dans l’aquarium et la figure de l’homme en mauve incarnée par le réalisateur et qui hante le film. L’homme en mauve est le personnage le plus énigmatique. Dépourvu de véritable identité, il porte la couleur d’un passé honni qui s’est réincarné. Au début du film, il erre en marge des aventures de Abdou et Aïda, il n’entre en contact avec personne et on se demande même s’il ne s’agit pas au début d’un être invisible, voire fantomatique. Autant dire que le cinéaste ne se ménage pas et tout se passe comme s’il s’était affublé des oripeaux de la dictature pour évoluer dans un premier temps dans les marges de sa fiction avant de faire irruption dans le parcours des personnages et de devenir ce fardeau dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Les attitudes de Abdou et Aïda divergent d’ailleurs au sujet de cette figure de l’ancien monde qui est venue se mettre au travers de leur parcours de jeunes ayant rompu tous les liens et en perte de repères. Abdou voudrait enterrer cet être inerte et néanmoins vivant et Aïda fait preuve d’un attachement affectif à son égard : elle lui fait boire de l’eau à l’aide d’une seringue et affirme sa volonté de prendre soin de lui. Il y a dans ces attitudes opposées une représentation de l’ambiguïté des rapports de la jeunesse au vieux monde, à l’ancien qu’elle n’arrive pas à enterrer. Mais il y a aussi comme une inversion du rapport de l’acteur au réalisateur dont le corps inerte devient le jouet des comédiens notamment dans ces belles images filmées sous l’eau car il s’agit, via le réinvestissement de l’imagerie de l’ancien régime incarné par l’homme en mauve, d’une contestation du pouvoir du réalisateur dont le corps devient le jouet des comédiens oscillant entre leur volonté de se débarrasser de celui qui pèse lourd et de prendre soin de lui comme d’un enfant. De même qu’il y a à travers la scène finale, celle du retour de l’homme en mauve, mystérieusement disparu un moment, avec une bande de malfrats dont la ressemblance avec des salafistes violents est aussi suggérée et qui s’abattent avec des gourdins sur la voiture de Aïda et Abdou, l’expression du désir du cinéaste d’exorciser cette violence dont il a été témoin avant et après la révolution et qui est aussi en lui. Le rôle incarné par Jilani Saadi dans son film se difracte pour laisser apparaître des facettes complémentaires : le fantôme du passé qui erre en marge de l’histoire d’une jeunesse en perte de repères, le corps inerte et encombrant dont on veut se débarrasser et dont on joue affectueusement et qui renvoie à l’ambivalence du rapport au passé de même qu’il est la figuration de cette inversion (rêvée ?) du rapport entre réalisateur et acteur et enfin la violence destructrice exercée sur une jeunesse qui a du mal à rompre avec le passé dont il représente le retour avec le concours d’autres forces de la Réaction de même que la violence qui s’exerce sur l’acteur et qui est exorcisée par la scène de l’agression.
Cependant, la contestation du pouvoir du cinéaste ne se fait pas uniquement par la figure de l’homme en mauve, autrement dit elle ne s’arrête pas au scénario et au rôle que le cinéaste s’est attribué au sein de la fiction. Elle relève aussi de la mise en scène et c’est là où les choses deviennent encore plus intéressantes parce que ce qui est exprimé notamment à travers la façon de filmer, c’est la recherche d’une autre manière de faire du cinéma. Deux procédés nous semblent particulièrement significatifs : la forme arrondie des images dans beaucoup de séquences et le fait que la caméra soit souvent portée par le corps du comédien ou par un véhicule, une voiture ou un vélo. Les deux procédés concourent à créer une impression de perte du point de vue. Les images arrondies noient la perspective et de fait le point de vue. Les images issues de la caméra portée par le corps de l’acteur ou par un véhicule concourent à distendre le rapport entre le regard du cinéaste (les yeux de l’homme en mauve sont dissimulées par des lunettes et Aïda formule cette hypothèse : et s’il n’a pas d’yeux ?) et la caméra et à décentrer le point de vue. Et si le point de vue est mis à mal, c’est parce que l’autorité du cinéaste est mise à mal et c’est aussi parce que le cinéaste n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur du film. La démarche a une dimension expérimentale. Avant Bidoun 2, Jilani Saadi a réalisé d’ailleurs un film expérimental qui s’intitule Bidoun 1 où on retrouve ces procédés au service d’une tentative de captation de l’atmosphère et de l’énergie de sa ville Bizerte sans que cela ne soit porté par un scénario comme c’est le cas dans Bidoun 2. Les deux films s’engagent sur la voie d’une théologie négative du cinéma, le terme bidoun signifiant « sans ». Un cinéma rétif à toute forme d’institutionnalisation : des films tournés sans autorisation de tournage, avec une équipe restreinte, avec de très petits moyens. Avec Bidoun 2, on va encore plus loin : c’est à la contestation du pouvoir du réalisateur qu’on est confronté, contestation par le biais de la fiction de l’homme en mauve incarnée par le cinéaste lui-même et par le biais des procédés qui nous mettent en présence d’une crise du point de vue. Le politique dans le dernier opus de Jilani Saadi est au service d’une nouvelle économie et esthétique du cinéma vers laquelle tend le réalisateur de ce film-manifeste.
Paru dans La Presse du 28 décembre 2014