Atteyat et Abnoudi ou les vibrations du vécu au coeur du film ethnographique, militant et institutionnel
Atteyat el Abnoudi ou les vibrations du vécu au cœur du film ethnographique, militant et institutionnel
Par Insfa Machta
Les JCC, c’est aussi l’occasion de découvrir des films non récents réalisés par des cinéastes dont on a beaucoup entendu parler sans avoir eu l’opportunité de connaître leurs œuvres. C’est à cela que peut servir autre entres la section « hommage » dans un festival. Parmi les figures auxquelles les JCC ont rendu hommage cette année, il y a Atteyat el Abnoudi. Un hommage timide à vrai dire comme en témoigne la page qui lui est consacrée dans le catalogue où seule figure une biofilmographie qui ne précise même pas que la cinéaste, l’une des plus grandes documentaristes du monde arabe, nous a quittés dernièrement et où les fiches techniques des trois courts métrages montrés sont absentes contrairement à toutes les pages consacrées aux autres hommages.
Parmi les trois films montrés, un court métrage de 12 minutes intitulé Le Sandwich tourné en 1974 – la cinéaste a commencé à faire des films début des années 70 – dans le village de Abnoud où le train qui dessert les sites touristiques du sud de l’Egypte ne s’arrête pas en dépit de l’existence d’une petite gare. La précision apparaît juste après le générique dans un intertitre. A l’exception de ce commentaire écrit, nul discours : pas de voix-off, pas d’intervention de la cinéaste dont on a l’impression que le point de vue est entièrement dédié à l’immersion dans un monde qui évolue comme en dehors du temps et à l’attention aux gestes des habitants dont celui de la préparation du pain par les femmes. En dépit de l’absence de tout commentaire, de cette soustraction volontaire de la cinéaste et de cet enregistrement à la fois précis et patient du vécu de tous les jours, se dessine l’empathie discrète inhérente au partage de la condition humaine. C’est en cela que le film relève de l’ethnographie et s’en démarque. A l’enregistrement des rituels et des gestes quotidiens par une caméra distante et objective, la cinéaste semble privilégier la proximité qui la mène vers la construction quasiment imperceptible d’un mini-récit centré sur un objet et qui fait que son film oscille entre documentaire et fiction ou si l’on veut être précis, le film devient un récit qui est l’émanation même de cette attention au vécu et qui semble hisser la singularité d’un geste accompli par un enfant au rang de la fiction. Cette dernière impression étant le fruit d’une écriture discrètement dramatique de la matière documentaire. On a vu les femmes fabriquer du pain au début du film, on a vu le pain passer d’une main à l’autre et vers la fin on voit un enfant tenir un bout de pain qu’il ouvre tout en étant couché sous une chèvre qu’il trait pour avoir un peu de lait dans son pain qu’il tient ouvert en dessous des mamelles de l’animal. Ce qui est plus intéressant que cette anecdote (on ignore du reste s’il s’agit d’un geste singulier ou s’il s’agit d’une pratique partagée) qui fait du sandwich l’objet sur lequel se focalise le récit documentaire, c’est l’emplacement de la caméra entre les pattes de la chèvre. C’est cet emplacement, cette proximité maximale de la caméra qui rapproche ce qui est étrange ou insolite et qui l’offre à notre regard dans un geste à la fois poétique et teinté d’humour à même d’effacer l’extranéité de la caméra et du filmeur, à même d’abolir toute distance susceptible de générer de l’exotisme. Tout en s’inscrivant en apparence dans la tendance ethnographique, tout en dénonçant par le biais de l’intertitre du début une politique de développement inégalitaire et génératrice de marginalisation, le geste documentaire de Atteyat el Abnoudi est avant tout une captation poétique de la vibration de la vie exempte du reste de tout lyrisme qui nous détournerait de l’attention au vécu dans ce qu’il a de plus humble, transformant de ce fait la pauvreté matérielle en richesse ontologique et poétique.
Ce travail de réinvestissement et de dépassement du regard ethnographique et/ou militant concerne aussi les films institutionnels réalisés par la cinéaste dans les années 90 dont deux ont été montrés lors de cette séance-hommage. Si la singularité du Sandwich saute d’emblée aux yeux : film documentaire à première vue ethnographique tendant à la fois vers la fiction et la poésie, il en va autrement de Femmes responsables où les marques du film institutionnel sont nettement affichées : un générique de fin portant le nom de l’organisation commanditaire, des indications chiffrées données dans des intertitres ou dans des commentaires formulés par des interviewées ou en voix-off, un début en voix-off qui cède la place à des interviews de militantes associatives ou d’avocates. Tout cela constitue un dispositif arrimant le documentaire à l’information et lui conférant à la fois une dimension didactique et militante. Par ailleurs, le choix des protagonistes fait que le féminisme de la réalisatrice est étroitement lié aux questions sociales. La valeur du geste documentaire dans ce film est néanmoins ailleurs à mon sens : elle n’est pas tant dans les interviews informatives des responsables d’ONG ou de ceux qui peuvent parler de la condition féminine et de la question du divorce que dans le traitement d’une question sociale et économique, à savoir le travail des femmes comme source principale voire seule source de revenus dans une famille, par le biais de l’art du portrait et du cinéma direct. Les femmes qui racontent leur vécu ne sont pas uniquement des exemples et leur présence est loin d’être exclusivement illustrative : l’attention de la documentariste permet à des personnages d’exister à l’image et au spectateur de se projeter dans un vécu représenté uniquement par la parole du personnage et qui s’imprime sur les visages des femmes. Si les responsables associatives et l’avocate interviewées sont filmées en plan rapproché, les femmes interviewées pour évoquer leur condition de vie sont filmées d’une toute autre manière : filmées d’assez près dans leur cadre de vie ou de travail, leur présence révèle à la caméra l’extinction progressive de l’amour de la vie sous le poids d’un quotidien qui les asphyxie, autrement dit sous le poids des difficultés matérielles. C’est en cela que le traitement d’une question économique et sociale se double d’une dimension existentielle autour de laquelle se construit l’univers d’un personnage qui ouvre la voie à la projection et à l’identification.
Outre l’art du portrait qui fait exister ces personnages pleinement, le tourbillon du combat et des procès intentés par des femmes pour cause de violences conjugales ou de non payement des pensions est traité par le biais du cinéma direct : les discours des avocates ne suffisent pas et ne peuvent en aucun cas se substituer à la représentation du vécu. La caméra de Atteyat el-Abnoudi se fraie un chemin dans la marée humaine qui peuple les rues se trouvant à proximité d’un tribunal, elle saisit de manière fébrile la colère qui agite les visages des femmes qui parlent à la caméra, haletantes, au bord des larmes mais debout. C’est par le biais de ce cinéma direct, au plus près de ce qui s’exprime spontanément chez des individus qui tentent de retourner en leur faveur des lois par ailleurs inégalitaires, que Atteyat al-Abnoudi rend hommage à la résistance des femmes ayant subi des injustices. C’est par le biais d’un traitement fébrile à coups de mouvements brusques et agités rappelant le cinéma direct à la Pasolini, en l’occurrence celui d’ Enquête sur l’amour, que la cinéaste détruit aussi bien le décor que la dramaturgie de tant de productions fictionnelles égyptiennes où la question du code du statut personnel et du droit fonctionne comme une machine à fictions bourrée de clichés, de représentations tout aussi formatées que réactionnaires. La caméra de Atteyat al-Abnoudi dans la rue, devant le tribunal détruit par la force du geste documentaire les décors en carton pâtes des fictions télévisuelles et autres ouvrant le champ de la représentation au besoin haletant de justice chez ces femmes dont elle capte les expressions de colère ou de désespoir moyennant parfois des zooms assez brusques qui sont le contraire de ces zooms prédateurs de la production télévisuelle. Les zooms agités de Atteyat al-Abnoudi, rapprochant des visages de femmes essoufflées par une lutte de longue haleine, sont l’expression de cette captation à la fois sensible, frénétique et solidaire de la lutte des femmes humbles. La contre-représentation qui travaille le geste documentaire s’empare aussi des représentations stéréotypées de la chanson égyptienne comme en témoigne l’emploi ironique ou encore le contre-emploi de chansons célébrant le mariage dans les génériques de fin des Rêves des filles de Femmes responsables
. Les deux films assumant pleinement leur dimension militante et institutionnelle ont ceci de singulier qu’ils déplacent imperceptiblement le militantisme féministe et social du discours sur une condition donnée vers une déconstruction des représentations grâce aux vibrations de la captation documentaire explorant les soubresauts de combats, non idéologiques, pour une vie digne.