Atlal de Djamel Kerkar, Retour de mémoire, retour à l’image
Par Tahar Chikhaoui
D’abord trois petits faits à rappeler. Le premier : Djamel Kerkar n’a pas trente ans quand il réalise Atlal ; soit à peine douze ans vers la fin de la décennie noire. Il est de quelques années seulement plus âgé que Abdou, le principal personnage du film qui dit avoir été « bercé » par le bruit des bombes. On l’entend mieux ce souvenir plus auditif que visuel quand on connaît les compétences de Kerkar dans le domaine du son et le remarquable travail qu’il avait mené dans Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani. Le deuxième : il a fait des études de cinéma à l’ESAV de Marrakech ; comme d’autres jeunes cinéastes de sa génération, il a « appris » les règles du septième art en dehors des frontières de son pays, en l’occurence chez les voisins de l’Ouest (d’autres ont étudié à l’Est ou au Nord). Le troisième : il a fait partie de Chrysalide, le ciné-club le plus important d’Alger, celui-là même d’où sont partis notamment Karim Moussaoui et Hassan Ferhani. Non que la biographie puisse expliquer tout (en tout cas pas le talent, absolument certain chez Kerkar) mais ces trois données peuvent aider à mieux faire comprendre Atlal. Le film est dû à un cinéphile assumé et tranquille qui, au demeurant, connaît assez les règles du cinéma pour ne pas se sentir obligé de les exhiber et dont la mémoire notamment auditive doit être assez chargée pour en restituer, jusque dans leurs détails, les résonances sonores. Après, viennent, tout naturellement, la sensibilité et l’intelligence qui ont nourri ce qu’on aurait bien tort de ne pas considérer comme l’un des films les plus importants de ces dernières années en Algérie. Comment, quand on n’a pas encore trente ans, rendre cinématographiquement compte de ce pan de l’histoire ? A partir de quel lieu, quelle matière privilégier, quel temps prendre, de quel point de vue ? Quelle distance tenir et, question cruciale, quelle place assigner à cet outil (fait d’ombre, de lumière, de montage et de son) qui ne soit ni trop grande ni trop petite ? A ces questions (on ignore combien et comment il y a pensé avant d’entreprendre son action mais cela importe peu) Djamel Kerkar nous a offert des réponses dont on a rarement vu l’équivalent, ces dernières années.
D’abord, la lourdeur a priori du sujet, la charge de pathos que contient potentiellement le drame (dont on peut percevoir l’importance au détour d’une conversation, notamment dans les souvenirs militaires de Lakhdar) et par conséquent, l’exploitation médiatique qu’on peut en tirer, n’ont pas empêché, bien au contraire, Djamel Kerkar de placer l’image à la fois à l’orée et au centre de son propos. Historiquement, techniquement, et moralement. Le film commence par des images qui ne sont ni de lui ni de son temps. Contemporaines de l’événement, elles sont prises en 1998 et en vhs. Elles ouvrent le film, sans présentation, défilent un certain temps, défectueuses, bruyantes, et font peser, par leur durée et leur maladresse, une gênante incertitude, dans l’esprit du spectateur, sur la suite de l’oeuvre. On pourrait croire à un défaut de projection. Il faut attendre plus de cinq minutes pour réaliser vraiment ce qu’il en est. Plus important encore, rien n’est dit de celui qui les a prises. Leur caractère anonyme n’est pas fortuit, il est comme un prélude nécessaire ; car c’est dans la continuité de cette archive-là que vient s’inscrire le discours de Kerkar. Il n’y a aucun maniérisme auteuriste dans le film. Le discours « historique » ne peut pas ne pas se passer de l’historiographie de l’image. La mémoire d’un cinéaste est aussi et d’abord une mémoire d’images. Qu’est-ce qui se construira sur cette image maladroite, discontinue, brute, abîmée, encombrée de son brut, celui du vent d’abord ensuite celui de la voiture transportant le filmeur anonyme ?
Ensuite, conséquence logique, ce retour à une image première est au principe même de la mise en scène. Ce ne sont pas le défilement, le montage, le nettoyage par la construction qui importent mais bien le contenu du plan, sa capacité ontologique à témoigner. Evitant tout constructivisme idéologique, le film est fondamentalement nourri de la conviction ferme mais tranquille que le plan est capable d’enregistrer, et partant, de restituer les éléments du drame. Ce n’est pas un hasard si la parole n’arrive que bien plus tard. Les témoignages humains viendront petit à petit dans un mouvement qui va crescendo jusqu’à la longue diatribe de Abdou. Pour faire « la lumière », il fallait revenir à l’essentiel, retracer presque l’histoire même de cette image, de toute image. Djamel Kerkar partage ce souci avec beaucoup de cinéastes de sa génération : évacuer le bavardage narratif, ampoulé du récit héroïque (et où serait l’héroïsme dans le cas d’espèce?) et revenir aux vertus photographiques du plan.
Enfin, ce choix implique nécessairement un traitement particulier du temps. Il fallait attendre, attendre que cette vérité-là émerge de la réalité même. Non pas du discours humain qui viendra après mais d’abord du lieu-même. Il ne s’agit pas de recueillement, encore que face à un tel drame le recueillement soit de mise. Mais il s’agit surtout de prendre le temps (film de spectateur autant que d’auteur) de recueillir les traces de cette histoire. Pas uniquement dans le décor, les ruines, les amas, les restes des bombardements mais dans le corps même de l’image, dans le moindre objet, la moindre brindille d’herbe, le moindre bruissement du vent. Jamais dans le cinéma du Maghreb les lieux n’ont signifié autant. Cette ouverture du plan, ce « silence », ce « vide » n’ont jamais été aussi éloquents, aussi denses. Le film est à rapprocher de certaines œuvres d’après-guerre en Europe côté Bresson, Rossellini, Resnais. Il a fallu attendre une heure pour que commence la partie confidence intime avec Abdou. Une heure pendant laquelle il a fallu interroger le passé et lorsque des personnages (des sexagénaires pour l’essentiel) apparaissent c’est pour revenir au passé lointain de l’indépendance nationale ou plus récent celui, précisément, des années noires. Mais dans la deuxième partie du film, la moins éclairée (souvent filmée le soir), ce sont les jeunes qui non pas témoignent, racontent mais, partant du présent, conversent, chantent, prédisent le futur, un futur rêvé, fantasmé, se projettent dans l’amour ou dans des espaces lointains de l’Italie jusqu’à la lune. Incroyable cette réplique, déclamée la nuit, du haut des décombres par Abdou qui, inspiré par le crépitement des armes (l’armée s’entrainant ? Pourchassant les terroristes, ou faisant croire de les pourchasser encore ?) rêve d’une bombe qui le mènerait loin dans le ciel jusque sur l’astre lunaire.
La temporalité n’est pas linéaire, nous sommes loin du positivisme narratif du grand récit national(iste) ; il est étonnant que le film ne se termine pas sur une génération plus jeune (rappelons-nous, pour prendre la mesure de l’audace, la fin de La Citadelle de Mohamed Chouikh, film déjà post-héroïque), le futur jaillit en plein milieu du film, à travers l’apparition étonnante et poétique de la petite fille suppliant son père de la faire descendre de sa fenêtre, tout à la fois perchée et captive. Remarquons que c’est la seule fois (mais quelle poésie!) où l’élément féminin apparaît physiquement. Ce qui ne veut pas dire que les femmes sont absentes ; là-encore, comme dans Dans ma tête un rond-point, elles remplissent les conversations sur l’amour des jeunes garçons, où se mêlent fantasmes et vérités ; telle l’histoire, rapportée par Abdou, de sa jeune et nouvelle petite amie Kabyle ; elle s’est, ni plus ni moins, tailladé le bras dans un geste mimétique d’amour pour lui Abdou qui s’était blessé la veille de dépit à la suite d’une dispute familiale ; et lui de s’empresser, déchirant un morceau de son tablier, de couvrir la blessure pour contenir son sang ; il l’aperçoit le lendemain avec le même bout de tissu en bandeau autour des cheveux. Cette histoire est un morceau d’anthologie. Par ailleurs, on peut la lire comme une réplique, subtile et amicale, d’une séquence similaire de Dans ma tête un rond-point, justement.
La temporalité n’est donc pas linéaire, le film propose une dialectique originale et se termine par la génération intermédiaire, celle de Lakhdar. Après le passage des sexagénaires aux trentenaires, on revient au présent, à la génération intermédiaire, celle de la décennie noire, celle des témoins de l’horreur (sa relation du bébé de sept mois déchiqueté donne froid dans le dos). Personnage sombre, presque fantomatique que celui de Lakhdar qui pense, lointain, à ses enfants. Ce cheminement en zigzag de la vielle génération de l’indépendance nationale vers celle d’aujourd’hui pour finir sur celle, intermédiaire, de la guerre civile rappelle curieusement la construction du film de Moussaoui, En attendant les hirondelles. Autre signe d’une communauté de jeunes cinéastes dont on se doit de suivre le parcours…