Ateyyat El Abnoudy : quand les invisibles ont droit à l’image et à la parole

Par Insaf Machta

Poésie et attention patiente au quotidien

Arrêts sur images sur trois films : Le Cheval de boue, Le Sandwich et Rêves permissibles

Ce qui est au cœur du regard documentaire de Ateyyat El Abnoudy, c’est la conjonction de la poésie et de l’attention au quotidien, du dénuement et d’une célébration comme en sourdine, sans emphase et sans lyrisme, de la dignité du sujet filmé. Du Cheval de boue à Rêves permissibles, on va vers plus de dépouillement, plus d’effacement au niveau du discours, le souci de la cinéaste étant d’être dans une représentation à hauteur d’un quotidien raconté sous la forme d’une chronique des travaux et des jours. La représentation des invisibles ou des gens humbles imprime, de plus en plus, à la mise en scène un impératif d’effacement qui semble implicitement émaner d’une éthique documentaire de plus en plus exigeante favorisant davantage le relief du sujet filmé. C’est ce cheminement que nous avons décelé dans trois films de Ateyyat El Abnoudy.

Le Cheval de boue (1971)

On voit des gens (des femmes surtout) et des animaux au travail, filmés souvent de près avec une caméra extrêmement mobile créant des effets de vitesse. Il n’y a quasiment pas de moments de répit filmés sauf vers la fin du film qui correspond à la fin d’une journée de travail. Pas d’interviews directement filmées des protagonistes qu’on préfère montrer au travail, privilégiant ainsi le geste au fait de filmer la parole. Des voix off néanmoins ont été enregistrées sans doute lors des moments de repos qu’on entend parallèlement à la vision des images des corps. La bande son est faite pour l’essentiel de sons enregistrés sur les lieux du travail : hennissements des chevaux, voix des hommes les poussant à bouger et une musique festive, comme célébrant les gestes du travail, et créant de par son statut extradiégétique comme un contre-point à la rudesse du monde qu’on voit à l’image et à ce qui s’entend à travers les voix-off. La musique associée au rythme rapide du défilement des plans et à la mobilité de la caméra confère au film toute son énergie. Les voix off décrivent des conditions de vie difficiles certes mais le film porté par un rythme soutenu ne bascule jamais dans la complainte. L’univers du film est fondé sur une double postulation : les images décrivent une atmosphère rude (rudesse des matériaux, rudesse des outils, rudesse du contact avec la terre où s’enfoncent les animaux et les hommes, poids des briques portées par les femmes) mais tout cela est contrebalancé par le rythme soutenu des images qui célèbre les forces vives de la production et du travail. Les actions montrées (le pétrissement de la boue par le cheval, le port des briques sur la tête des femmes) sont des actions qui sont en principe lentes, or ils se trouve ici que la pesanteur et la lenteur du travail ne sont pas restituées par le rythme parce que les plans sont brefs et qu’ils s’enchaînent selon une musicalité qui est de l’ordre de la composition. Il y a de ce fait comme un paradoxe inhérent à la représentation du travail : des conditions difficiles révélées par les voix off, la pénibilité est perceptible à l’image– et cela nous rapproche d’une vision du travail comme aliénation – mais en même temps il y a une célébration du travail lui-même par le rythme et par ce montage musical et comme outil d’autonomie à travers notamment les plans des femmes qui comptent les sous à la fin de la journée.

Il n’y a néanmoins aucun commentaire qui soit attribué à une quelconque instance de narration, ce qui fait office de commentaire c’est le rythme, la musique festive et c’est aussi la musicalité inhérente à la restitution des gestes : répétition dans la succession des plans des femmes qui portent les briques, répétition dans le plan du même geste créant un défilé de femmes qui fait penser a contrario et en creux à un défilé de mode. La cinéaste raconte dans l’une de ses interviews qu’elle avait demandé à l’une des filles de marcher plus lentement ou de s’arrêter pour que le chef opérateur soit assuré de prendre un beau plan et qu’elle s’est fait en conséquence insulter par les filles qui refusaient de se laisser imposer un rythme autre que le leur et que ce qu’exige leur travail. C’est en partie en cela que le défilé des filles et des femmes dans Le Cheval de boue est différent d’un défilé de mode qui est placé sous le signe de l’aliénation au travail, au spectacle et à l’image. Et contrairement à un défilé de mode où les modèles n’ont pas voix au chapitre, le défilé des invisibles est soutenu par des voix, des discours décrivant la rudesse de la vie. Même les plans où les travailleuses reçoivent leur salaire et comptent les sous sont régis par le même rythme, par la même répétition génératrice d’une célébration de la dignité.

Ce qui fait office de commentaire aussi, c’est l’arrêt sur image final d’un cheval qui échappe. Le seul plan véritablement lyrique, seul plan métaphore : une force qui se libère, une échappée, un mouvement qui rejaillit sur les hommes et les femmes arrimées à leur condition. C’est le seul geste qui fait basculer le film dans une narration alors qu’il était entièrement dédié à une description qui se veut célébration. C’est aussi un geste qui éloigne, tout comme le rythme et la musicalité inhérente à la succession des plans et au mouvement dans le plan, du parti-pris ethnographique.

Le Sandwich (1975)

Le film est tourné à Abnoud, un village de la haute Egypte. Le train qui passe par ce village pour desservir les sites touristiques du sud de l’Egypte ne s’y arrête jamais. L’information figure dans un carton au début du film : c’est le seul dispositif informationnel et commentatif d’un film documentaire. La caméra de Atyyat El Abnoudy, elle, s’arrête en revanche à Abnoud, dédiée comme d’habitude à ce qui, normalement, ne mérite pas d’être montré. Du coup, on est en immersion dans le hors champ d’une Egypte digne d’être vue selon la cinéaste. Et si l’on tient compte de la connivence entre le train et la caméra à travers l’histoire du cinéma, on ne peut pas s’empêcher de penser que le train s’arrête notamment dans le film qui inaugure cette connivence : L’Entrée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière. Le train ne s’arrête pas à Abnoud alors que la caméra de Ateyyat El Abnoudy s’y arrête pour faire du village, hors-champ de la politique de développement officiel et économique, le champ de la représentation affirmant par là la centralité de ce qui est invisible ou de ce point aveugle des politiques de développement.

On pourrait, par ailleurs, penser à première vue qu’on est face à un film ethnographique restituant un univers placé sous le signe de pratiques traditionnelles qui font le quotidien des gens du village. Mais à regarder de près, le premier plan contredit cette impression : un visage de femme filmé de très près et celui d’un enfant en amorce ; les deux travaillent mais leurs gestes sont dans le hors champ. Dans la beauté de ce plan montrant de très près le couple de la femme et de l’enfant se loge le parti pris poétique du film. Le but n’est pas tant de montrer un geste traditionnel, immémoriel que la caméra d’un ethnologue capte pour mettre en évidence sa spécificité. Chez Ateyyat El Abnoudy, dans ce film en particulier, le visage précède le geste. Ce qui prime chez elle dans son attention au quotidien, c’est la captation de la poésie. Filmer de près et de manière empathique et patiente des gestes est un accompagnement qui prend soin et restitue la poésie qu’il y a dans la vie quotidienne, même si le travail rend dans d’autres plans les femmes invisibles : démultiplication des pains fabriqués et femmes filmées de dos. Le produit du travail est rendu visible au détriment du sujet féminin dans certains plans. On retrouve ici l’ambiguïté de la représentation du travail : vecteur de poésie et de dignité et vecteur d’invisibilisation.

Mais il y a aussi la tentation du récit chez Ateyyat El Abnoudy, ce qu’elle montre ne sont pas des aspects épars d’un quotidien qu’elle met en images. Ce quotidien est aussi un récit minimaliste vecteur de poésie et d’un humour tellement fin qu’il risque de passer inaperçu. Un récit dont les fils ténus sont perceptibles à travers la structure quadripartite du film : immersion dans le hors champ de la visibilité touristique mettant en avant le travail de ces anonymes que sont les femmes, travail de la fabrication du pain qui au lieu de nous offrir une scène, comme c’est le cas dans les films ethnographiques fixant un rituel ancestral, déplie la beauté des gestes ; accompagnement des enfants qui conduisent les bêtes au pâturage à travers les plans où les enfants et les bêtes passent par des ruelles où s’élève un nuage de poussière qui véhicule cette poésie de la célébration du travail (nulle emphase dans le lyrisme de la cinéaste), des plans qui font basculer le film dans une méditation poétique où on joue sur cette frontière ténue entre la visibilité et l’invisibilité ; vient ensuite le moment central du film : la fabrication du sandwich. Si les premiers gestes sont communs, celui de la fabrication du sandwich est singulier même s’il s’agit manifestement d’une pratique commune. On voit plusieurs enfants ouvrir le pain, le vider de la mie qui sert de nourriture aux chèvres créant ainsi un échange de toute beauté entre l’enfant et l’animal. Mais au lieu de montrer plusieurs enfants ouvrir leur pain et traire en même temps la chèvre, la cinéaste a choisi de ne montrer qu’un seul enfant. La démultiplication aurait cantonné ce geste dans une sorte d’exotisme illustratif. Ateyyat El Abnoudy a privilégié la proximité empathique abolissant ainsi toute tentation d’exotisme. Ce parti pris de la proximité maximale exemplairement illustrée par une caméra située à quelques centimètres de la mamelle de la chèvre célèbre la poésie de ce geste qui devient la quintessence de la vie des humbles. C’est dans la poésie du dénuement et de la proximité de l’enfant et de l’animal que le film acquiert une dimension ontologique en plus de la dimension politico-sociale perceptible dès le carton inaugural. Ateyyat El Abnoudy ne se contente pas de dénoncer l’invisibilité, elle la contrebalance par la représentation de la quintessence d’un vécu tout près des choses essentielles.

Le film se termine en boucle : le train dont il a été question au début sur un mode scriptural et informatif arrive sans s’arrêter. On l’entend du hors champ et ce sont les enfants l’ayant entendu qui accourent et nous y conduisent, ils se mettent derrière une barrière qu’ils balancent en regardant le train débouler à toute vitesse. Leur acte souligne à la fois leur statut d’invisibles tout en charriant une protestation ludique contre la marginalisation de leur village. Le train est également filmé (l’intérieur est invisible, on ne voit que ce qui est perceptible à travers des vitres qui donnent sur d’autres vitres qui donnent à leur tour sur le quai d’en face). A travers les vitres, le panneau indiquant Abnoud est par endroits perceptible, la vitesse fait en sorte qu’il est perçu comme un signal clignotant luttant pour ainsi dire contre l’invisibilité. Quand le train finit de débouler, on est sur le quai de la gare face au panneau. Outre cette conjonction de strates sociale, politique, ethnographique et ontologico-poétique, le film est exemplaire du point de vue de la transformation discrète et subtile de la matière documentaire en un récit.

Rêves permissibles (1981)

Ce film, contrairement aux deux premiers, explore une toute autre temporalité. Si Le Cheval de boue et Le Sandwich racontent ce qui est censé être une journée (et pourtant il a fallu à Ateyyat El Abnoudy deux étés rien que pour tourner Le Cheval de boue), Rêves permissibles raconte un quotidien de plusieurs années. Et si la poésie des deux premiers est une affaire de rythme (Le Cheval de boue surtout) et de regard poétique au plus près des choses de la vie, Rêves permissibles est placé sous le signe d’un dépouillement esthétique qui est sans doute la négation du rêve formulée de manière très éloquente à la fin du film : « je rêve autant que ce que j’ai » qui donne au film son titre en substance, pas dans la lettre. Le refus du personnage de se laisser aller à une rêverie qui l’éloignerait de sa réalité et qui résume une manière d’être au monde semble dicter cette façon de filmer à hauteur des gens, à hauteur du personnage et de ses préoccupations. Il n’y a rien qui surplombe, ni commentaire, ni musique, ni jeu sur le rythme, ni métaphore, ni tentative de tirer un récit de la matière documentaire. Et si récit, il y a, il n’est pas imputable comme c’est le cas dans les deux premiers films à une instance qui compose et recompose une matière documentaire pour en faire une amorce ou une esquisse de récit. Si récit, il y a, c’est celui que raconte le personnage lui-même : le récit de sa vie, une chronique des travaux et des jours où l’humilité est le maître mot, une humilité qui émane du vécu, doublée d’une force d’ancrage exemplaire, et une humilité qui semble tributaire de l’effacement de tout dispositif discursif : musique, effets de rythme et de composition, réflexion extérieure au vécu. Si le personnage ne s’autorise pas la moindre échappée par le rêve, sans du reste se forcer, la cinéaste ne s’autorise aucune échappée non plus, elle reste du début jusqu’à la fin arrimée à la description du vécu du personnage même s’il est fort probable que la phrase sur le rêve soit la réponse à une question posée par la cinéaste. La force du film est dans cette adhésion de la mise en scène à ce qu’elle se propose de décrire et représenter. Cette négation du rêve formulée par le personnage est aussi la figuration de la trajectoire de l’œuvre de Ateyyat El Abnoudy : de plus en plus dépouillée et arrimée jusqu’au bout au documentaire dans la seule industrie du rêve de tout le monde arabe.

La photo, offerte par A. El Abnoudy, est tirée des acquisitions de la Cimathèque du Caire qui l’a numérisée.

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