Subutex ou l’insoutenable beauté du désir
Le premier mérite de Subutex, c’est l’accès de visibilité qu’il offre à une frange de la société dont on soupçonne ou pas l’existence. Je dis bien visibilité car autre chose est de savoir qu’elle existe, autre chose encore est de la voir. C’est cette force de l’acte qui est d’abord à souligner : représenter par l’image des hommes, des êtres aussi humains que vous et moi qui vivent, le mot ne convient pas, dans de telles conditions. C’est un acte fort, puissant, et politiquement significatif. Un acte impossible avant le 14 janvier et qui est devenu non seulement possible après, mais dont la vigueur traduit la marge de représentativité qu’on a gagnée depuis. Avec Subutex, l’espace du documentaire s’est incontestablement élargi. Car il ne suffit pas de penser qu’on peut désormais tout montrer grâce aux libertés acquises en 2011, encore que je ne sois pas sûr que d’aucuns ne pensent pas qu’il s’agit là encore d’une autre forme de dérapage, de انفلات. Il fallait encore le faire. Et ce « faire » est perceptible tout le long du film. Chaque image amène sa part de surprise factuelle. Le film continue et finit comme il a commencé : le générique de début n’a pas fini de défiler, à peine après l’inscription du titre sur l’écran noir, que nous sommes plongés dans un univers pas moins noir en plein milieu d’une discussion très violente. On est étonné autant par le fait-lui-même, « comment est-ce possible ? » que par le fait que le cinéaste ait pu le filmer, « comment a-t-il pu faire ça ? ». Dans le même temps, sans qu’on puisse clairement distinguer entre les deux ordres d’idée, entre le fait filmé et le fait de filmer. On ne sait pas trop si ce qu’on voit est imposé par la force du réel ou la force du filmage. L’usage du plan séquence qui n’est pas un jeu ici, y est sans doute pour quelque chose. Mais cette indécision de perception est la preuve de la force du film.
Car on peut, y compris sous Ben Ali, y compris à la télévision, mettre dans un cadre, déposer dans un film, des personnages marginaux, et des lieux similaires. Ce n’est pas pour cela qu’on aura montré quoi que ce soit. D’où le deuxième mérite du film. Plus spécifique celui-là et que le film tient, pour ainsi dire, de lui-même : la manière de filmer qui ne cherche ni à impressionner le public ni ne se laisse impressionner par les personnages. Les choix de mise en scène sont fermes, précis mais, à l’opposé exact de la matière filmée, ils sont très peu visibles. C’est ce paradoxe qui fait la vraie valeur du film. Le contraire, plus fréquent, aurait donné un film de propagande ou narcissique, de démonstration de force ou de forme : une mise en scène qui ne mettrait en scène qu’elle-même et dont l’objet supposé, le peuple qui souffre, ne serait plus qu’un vulgaire prétexte. Il est du reste difficile de dire ce que le cinéaste a fait, ou, plus difficile encore, n’a pas fait pour y arriver. De ce point de vue la nature du lien qu’il a décidé d’avoir avec les personnages et en particulier avec Lotfi est essentielle. On peut craindre la répétition quand on pense pouvoir très vite faire le tour de sa personnalité. Et d’une certaine manière, il n’offre pas « la richesse » psychologique d’un personnage principal dont les pans de la personnalité devraient se déployer au gré d’une dramaturgie savante et attrayante. Son dénuement matériel renforce le peu à dire de sa psychologie. Doublement pauvre, qu’y aurait-il à dire de lui ? Pourtant c’est lui qu’on suivra jusqu’au bout, inlassablement. C’est qu’il ne s’agit pas précisément de dire, de discourir. Et devant cette misère, aucun apitoiement non plus. D’abord, dire qu’il n’a pas d’épaisseur psychologique est faux, le dire est un faux problème. Ce qui retient l’attention et la caméra de Shili c’est justement ça, le délabrement psychologique, ce qui reste quand on n’a plus rien. Plus d’argent, plus personne, plus rien de ce qu’on a quand on est « normal », de ce qui reste quand on n’est plus au milieu des siens, de sa communauté, de son pays, de l’humanité. Ce qu’il n’a pas n’est pas important, c’est ce qui reste qui est important quand on n’a plus rien, que les traces de rien sur son corps, sur son visage. Non pas les marques de la maladie, de la malnutrition, de la souffrance et de la violence pourtant bien présentes. Mais ce qui reste quand tout ça est parti. Car, entendons-nous bien, ce qu’on filme en général quand on filme les pauvres, les misérables, les marginaux en général, c’est la pauvreté, la misère, la marginalité, c’est à dire, a contrario la richesse, le bien-être, le confort. En revanche, dans Subutex on est dans quelque chose d’essentiel, de dur, d’insoutenable. Ressassé. Dans l’humain, cet humain difficile à montrer quand on est encombré de moralisme, de sociologisme, de psychologisme.
Mais dire de Lotfi qu’il n’a rien c’est ne rien dire. Ce serait ne pas voir l’essentiel chez lui : Le Désir, le désir d’amour que du reste il ne fait pas que porter, qu’il ne se contente pas de véhiculer comme un personnage de film. Car il n’est (plus) que ça. Désir à l’état pur, pur de tout. Du coup, la morale, n’est plus à propos. Parlant de Rzouga, Lotfi dit qu’il est tout pour lui, son père (il le dit au moins deux fois, une fois s’adressant directement à la caméra et une fois au médecin) et ce n’est pas pour cacher la nature du lien qu’il y a entre eux. C’est parce qu’il est le père, le frère, l’amant, celui dont l’absence (le temps de quelques semaines de prison) le fait rechuter dans l’autodestruction. Que Rzouga, cynique, le tienne par la drogue, on peut le penser mais encore une fois ce n’est pas le sujet ; la circulation des sentiments et des désirs telle qu’elle est captée par la caméra de Nasreddine Shili, ne fonctionne pas sur le mode du commerce (y compris du sentiment) et encore moins du chantage. D’ailleurs, plus généralement, la dimension sociale est absente de la dynamique du film, non pas de la matière filmée, mais du discours du film lui-même. Genre : Si Lotfi s’attache tant à Rzouga c’est parce qu’il dépend de lui, et plus généralement, si les deux sont dans ces conditions c’est parce que d’autres vivent autrement. Ç’aurait été trop facile. Du coup, le désir apparaît nu, dans sa crudité, sa cruauté. Dans son ambiguïté fondamentale. La violence n’est pas, ici, la négation de la tendresse, elle est un élément de langage, elle ne voile pas mais dévoile la force crue des liens entre les personnages. Elle n’est pas envisagée comme une modalité possible de l’amour, encore une fois point de morale ici, mais on la reçoit comme une réalité humaine, pas comme un attribut diabolique plaqué, par on ne sait quelle injustice, divine ou sociale, sur l’humain. Il n’y dans le film ni glissement métaphysique vers la parabole ni de tentation bourgeoise vers la métaphore. On n’est presque pas dans la représentation mais dans la présentation directe, sans duplication. C’est pour cela qu’on ne quitte pas ce milieu, que cela se passe le soir le plus souvent. Pas ou peu de réflexion possible. Dans les scènes de rue, du reste bien furtives, la rencontre avec d’autres milieux qui aurait permis une quelconque spécularité (« Il n’est pas comme nous ») est bannie. C’est pour cela qu’on peut s’étonner de la façon dont les paysages urbains (à Tunis) ou balnéaire (Korbous) semblent indifférents au drame. Ils sont juste là, pas représentés en fonction du (dans un rapport logique avec le) drame mais tout juste présents. Il suffit de penser à la magnifique beauté archaïque de la scène de la baignade, à la pureté avec laquelle elle est filmée, à quoi elle nous ramène pour réaliser, curieusement, que cette réalité crue rejoint la fiction. Et le film devient, s’avère être, une histoire d’amour, plonge dans les profondeurs lointaines des grands récits anciens.