Ashkal de Youssef Chabbi, magie noire
Par Amna Guellali
A la fois incandescent et abstrait, flamboyant et noir, brulant d’un feu vif et cerné d’ombres, le film de Youssef Chebbi, Ashkal, déploie ses sortilèges dans un polar politique et mélancolique qui se passe dans la Tunisie de l’après révolution. Dans un quartier naissant de la banlieue nord, les jardins de Carthage, un premier corps d’un ouvrier est découvert, brûlé vif. L’enquête policière, menée par deux flics, un homme (Batal) et une femme (Fatma), patauge et s’enlise dans une quête sans fin de sens, tandis que les immolations se multiplient. Sur cette trame ténue et fascinante, le film se construit autour de grandes lignes de fuite tout en nous donnant l’illusion de nous approcher d’une vérité insaisissable.
Le feu sacré
Dans Ashkal, le feu est à la fois un objet politique, métaphorique et cinématographique. Politique car il est la survivance filmique d’un évènement impensable, le surgissement soudain dans le champ des consciences de cette flamme de la révolte qui a agité la Tunisie et tout le monde arabe voici plus de 12 ans. Le film reprend cette flamme du récit, et dès les premières images nous donne à voir un brasier qui consume un corps, comme si l’on était dans la continuité de ce flamboiement qui a donné lieu à la révolution tunisienne. On ne peut pas ne pas penser, en voyant le début du film, aux quelques images qui ont circulé de l’immolation de Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant, dont le geste de révolte a déclenché le « printemps arabe ». La dimension politique est également présente dans la toile de fond du film, avec l’évocation du travail de la Commission vérité et réconciliation qui doit se pencher sur les crimes commis lors de la dictature. La révolte sociale radicale qui était au cœur du geste de Bouazizi et de ceux qui ont franchi le pas dans les mêmes conditions, annihilant par eux-mêmes la seule chose qu’ils possèdent encore, ce corps surnuméraire que le système ne veut pas voir, est également au cœur du film.
Pourtant, dans Ashkal, il y’a un dépassement de la dimension sociale de l’immolation vers une dimension plutôt symbolique. Youssef Chebbi donne à l’embrasement qui s’attaque aux corps quelque chose de sacré et de mystérieux tout en gardant son caractère intrinsèquement politique. Le dispositif de mise en scène dans plusieurs séquences du film participe à cette condensation. Dans une des premières scènes du film, Fatma interroge les ouvriers du chantier. Elle, face caméra, le visage fermé et inquiet, les ouvriers autour d’elle dos à la caméra, invisibilisés. La ligne de fuite de ce très beau plan, formé par des ouvriers amassés en deux lignes et Fatma au milieu comme miroir de l’interrogation du spectateur sur ce qui a pu se passer, atteint quelque chose d’abstrait. De même, lorsque Fatma et Batal interrogent, dans une maison cossue de ce quartier, les patrons d’une fille qui s’est immolée, l’homme et la femme sont filmés de dos, dans ce salon de riches qui contraste tant avec les chantiers en construction. La question de la lutte des classes et de l’asservissement est bien au cœur de ce dispositif filmique, mais comme dépassée et condensée par ce geste d’abstraction. La même chose vaut pour le choix des « victimes » : un ouvrier, une femme de ménage, un professeur, un flic et une autre personne anonyme, dont les portraits et les lieux de morts sont accrochés sur le mur du bureau de Fatma, comme dans un vrai polar à l’américaine. Rien ne lie ces personnes, hormis le fait que quelque chose les a happés, quelque chose d’à la fois monstrueux et magnifique.
Alors quel est le sujet du film, quel est ce feu comme une épidémie qui saisit les personnes et les entraine dans un centre brûlant, auquel ils s’abandonnent comme à leur destin, nus et sans résistance ? S’agit-il du feu de la révolution, comme pourrait le laisser entendre la dernière séquence du film, où l’on voit des hommes et des femmes courir nus pour se perdre dans un brasier géant et disparaitre dans le feu qui s’agite, donnant ainsi au feu une dimension métaphorique ? il me semble que cette explication, tout en étant possible, échoue largement à rendre compte de la puissance d’évocation et d’incantation du film, qui dépasse de loin cette dimension politique, certes fondamentale mais insuffisante à tout expliquer. Dans Ashkal, nous sommes face à une interrogation à la fois politique et éminemment cinématographique, sur le sens des images. Les immolations sont en fait précédées par la circulation des images vidéo de corps qui brûlent, repris dans plusieurs moments du film comme indice policier pour Fatma. Mais si ces images vidéo restent plates et peinent à décoller de leur sens premier, malgré la fascination qu’elles exercent, le film transforme ces immolations devenues fréquentes pour protester contre l’état du monde en une matrice vorace, mystique, métaphysique. Les corps nus qui courent vers le feu avec joie et insouciance dans la dernière séquence du film, sont d’une profondeur iconique étonnante. Elles évoquent quelque chose d’ancien, une communion autour du feu dans les civilisations d’antan, le sacrifice humain dans les autodafés de purification, des imageries ancestrales qui semblent prendre racine dans les tréfonds de l’humanité. En cela, le film de Chebbi est éminemment bachelardien, en ce qu’il fait lui aussi une sorte de « psychanalyse du feu », et nous rappelle, comme Bachelard, que le spectacle du feu serait à l’origine d’une mythologie universelle qui remonterait à des temps immémoriaux. Saisir cette poétique du feu par les moyens du cinéma semble être le cœur vibrant du film, et ce qui lui donne sa résonance universelle.
Corps et ville fantômes
Comme son titre l’indique, Ashkal part des formes mais sans se laisser prendre par le formalisme, au contraire, sa beauté vient de ce qu’il a pu trouver un équilibre parfait entre le sujet et la mise en scène. Il est saisissant car plein de contrastes formels : le clair- obscur de l’image le plus souvent de nuit, soudain illuminée par ces feux qui surgissent de nulle part, donne au film une dimension fantomatique. Le quartier des jardins de Carthage, où se déroule le film, est également filmé comme une ville fantôme, inhabitée, que seuls les chiens errants et les pas de Fatma arpentent. Cette manière de filmer la ville, ce côté spectral de la mise en scène, et ces trouées de lumière terrifiantes de beauté lorsque s’embrase l’image, ont un pouvoir d’évocation absolument sans égal dans le cinéma tunisien. Les personnages des deux policiers, tout de noir vêtus, filmés à contrejour la plupart du temps, dans ces lieux désaffectés et en friche, comme abandonnés à eux-mêmes, enserrés dans le surcadrage des poteux en bétons, sont également d’une mélancolie insondable. Cette mélancolie se lit parfois dans des moments qui ne font partie d’aucune suite linéaire du récit, simples pauses dans le régime semi réaliste ou de genre auquel le film s’apparente : ainsi de Batal, assis dans sa cuisine qui regarde de longs moments dans le vide ; ainsi de Fatma qui s’allonge un moment et s’oublie dans le sommeil ; les nombreux plans où les personnages font face au vide témoignent de cette dimension métaphysique et de cette profonde atmosphère de mélancolie qui empreint le film. Mais c’est surtout avec le troisième personnage clé que nous basculons davantage dans le spectral. Fatma arrive à repérer une personne qui rôde dans les lieux, mais jusqu’à la fin nous ne pourrons voir de lui que ses mains de grand brûlé. Sa silhouette est étrange et son visage reconstitué par ordinateur évoquent un fantôme, un revenant d’entre les morts. Le grand brûlé est un homme des ténèbres, enveloppé par l’obscurité.
Cette silhouette étrange, dont on ne peut saisir les contours, semble renvoyer à la fonction du prophète dans les récits de conversion. On aurait pu l’assimiler bien sûr au fantôme de Bouazizi ou de tous ceux qui ont péri par le feu qu’ils ont allumé, car son visage reconstitué relève d’un amalgame de chair atrocement défigurées. De même, lorsqu’il s’immole devant les policiers et qu’il est filmé sur son lit d’hôpital, le corps totalement enveloppé par les pansements blancs, on est renvoyé immédiatement à ces mêmes images de Bouazizi gisant après la brûlure, creusant ainsi la dimension politique du film. Ce corps revenant, qui vient hanter la ville et ses espaces nouveaux, construits sur les gisements d’une ville antique, est là pour nous empêcher d’oublier l’horreur sociale et politique d’un corps qui se donne délibérément la mort pour protester contre son éviction. Mais encore une fois, comme pour le feu, la question politique n’est qu’un infime fragment du puzzle que le cinéaste dépasse de loin en conférant à ce personnage une dimension autre, à la fois sacrificielle et prophétique. Dans une très belle scène du film, l’homme se fait lécher les mains par des chiens. L’image de ces mains brûlées, dont les chiens pansent les plaies, indiquent à la fois sa solitude, sa proximité avec la nature et ce qu’il y’a de plus humble dans la vie, et son appartenance à ces lignées de saints errants qui prêchent la conversion, suivis ou précédés de signes annonciateurs et d’animaux. Il devient aussi le vecteur de notre conscience, dans une scène hallucinante où il traverse, en caméra subjective, les couloirs d’un immeuble en construction, mais avec une lenteur et une cadence si saccadée qu’elle semble surnaturelle.
Le geste filmique de Chebbi est d’une beauté inouïe, d’une force de proposition politique et esthétique qui touchent au sublime. A l’heure où la Tunisie traverse ses heures les plus sombres depuis la chute de Ben Ali, où les fondations d’un nouveau système démocratique s’effondrent, le film apporte une interrogation profonde sur cette réalité et cette histoire.