De la porosité des régimes de l’image dans « Samir dans la poussière » de Mohamed Ouzine par I. Machta
Samir dans la poussière est le premier film tourné par Mohamed Ouzine en Algérie, et plus précisément près de la frontière qui sépare l’Algérie et le Maroc, dans un endroit qu’il découvre et qui est aussi le lieu d’un retour et d’une rencontre avec une partie de sa famille.
Au lieu d’être conçu comme le « cahier d’un retour au pays » du père où l’on consigne des impressions à la première personne, le film réinvestit le territoire sur un tout autre mode et notamment sur le mode de la rencontre et du portrait. Rencontre avec un visage et une voix, ceux de Samir, le neveu du cinéaste ; rencontre avec une terre et des paysages, portée par un parti-pris nettement photographique, et dont les images constituent le contre-point visuel de la parole de Samir qui présente le pays comme une terre de poussière, une terre où il n’y a rien à faire, rien à voir et qui n’est certainement pas à filmer. C’est par ces propos que le personnage accueille celui qui le filme dans le pays et dans le film. De cette négation de ce qu’il y a à filmer naît l’un des contre-points du film : les propos de Samir qui invitent plutôt à tourner le dos au territoire et les images qui le captent et qui sont à la fois porteuses d’une adhésion à cette parole et de son envers, en l’occurrence l’enchantement par les paysages, enchantement qui prend aussi la mesure du désespoir qui l’habite. Car le portrait de Samir porte pour ainsi dire en creux celui du cinéaste ou plutôt celui de son père. C’est ce qui est dit explicitement par le personnage : ton père est parti en France pour les mêmes raisons qui font que j’ai envie de partir. De cette tentation de l’identification au neveu naît aussi l’écart et l’inscription de l’altérité dans le film.
Les raisons de ce désir de partir sont évidentes mais le film ne se limite absolument pas à un constat sociologique même si cette dimension est une composante de ce documentaire-portrait qui est de fait indirectement politique : Samir travaille dans la contrebande de carburant. Le fait qu’il en soit question dès le pré-générique montre toute l’importance de cette donne sociale dans la composition du portrait. Mais la manière dont cette activité est représentée dans le film, y compris dans le récit du personnage, nous éloigne d’un traitement qui serait de l’ordre du constat ou de l’explication. Les séquences où le personnage parle de la contrebande de carburant sont filmées dans une chambre obscure où on voit le visage du personnage, filmé de très près, éclairé de manière intermittente et inégale. Ces plans alternent avec d’autres filmés à l’extérieur de jour et de nuit – le contraste entre la luminosité où baignent généralement les plans tournés à l’extérieur et l’obscurité à peine striée par un éclairage ténu et qui enveloppe pour ainsi dire la confidence du personnage est un autre contre-point du film. Mais revenons sur les images et les propos qui se rapportent à la contrebande et qui révèlent la manière dont le cinéaste aborde l’ancrage et de son personnage et de son film dans une réalité sociale.
Le dispositif est mis en place dans le générique : une chambre obscure, un visage à peine éclairé, une voix qui frappe par sa tessiture solide, empreinte à la fois de gravité et de détachement racontant d’abord l’histoire d’une mule affolée qui finit par tuer son maître. Une histoire bien réelle, bien ancrée dans une terre où se pratique la contrebande à dos de mules, et qui prend étrangement les allures d’un conte. Autre contre-point d’un documentaire qui, sans tourner le dos à une réalité sociale, la transcende en l’ouvrant à un imaginaire qui est celui du personnage principal et surtout celui du réalisateur dont les images sont autant de méditations sur une terre à la fois intime et lointaine, une terre qu’il cherche à apprivoiser tout en étant à l’écoute et à l’affût des mouvements et des bruits qui la traversent. Un peu plus loin dans le film, mais plutôt vers le début : des plans de Samir dans l’obscurité parlant de la contrebande d’essence, les termes appliqués à l’effet de l’odeur de l’essence siphonnée par lui rappellent ceux qu’il emploie pour décrire la folie des mules. Les plans tournés dans la chambre obscure alternent avec d’autres tournés dans une sorte de cour, on y voit les bidons d’essence, on y voit aussi Samir et quelqu’un d’autre et une mule filmée à travers l’entrebâillement d’une porte : écho visuel de l’histoire des mules devenues folles à cause de l’odeur de l’essence ? Ces plans fixes quasi-photographiques sont portés, moyennant un montage-son image, par le souffle de Samir qu’on entend sur le mode voix-off. Ces images ont certes une dimension documentaire, elles nous disent des choses sur la pratique de la contrebande mais elles ont aussi un aspect méditatif : Samir et son compagnon sont filmés dans une situation d’attente (de quoi ? on l’ignore). L’attente s’insinue aussi dans les plans fixes où on voit des bidons d’essence mais ce sont surtout les plans où on voit la mule guetter quelque chose dans la cour à travers l’entrebâillement de la porte qui donnent à cette séquence toute sa force : la mule s’agite un peu, elle est filmée de l’extérieur de l’étable et de l’intérieur. Tout se passe comme si l’animal prenait en charge l’anxiété et le mal être des deux contrebandiers. Avec ces plans de la mule enfermée, on a le sentiment de basculer dans un régime d’image autre que réaliste d’autant plus qu’il a été déjà question des mules devenues folles sous l’effet de l’odeur de l’essence et qu’il sera question un peu plus loin des mules qui, arrivées à un endroit dont Samir pense qu’il est hanté par les djinns, refusent d’avancer parce qu’elles sont freinées dans leur élan par des forces maléfiques ou parce qu’elle prennent conscience de manière intuitive de la présence de ces mêmes forces. Il a été question de cette dernière histoire à un moment où Samir est filmé encore une fois dans sa chambre et où la caméra s’obstine à en capter l’expression en dépit de l’obscurité. D’autres images alternent avec les plans filmés dans la chambre et prolongent cette captation de l’angoisse du contrebandier mise en récit par Samir lui-même et portée par son propre souffle : on voit de loin une colline éclairée par la lune, le paysage change progressivement à mesure que se déploie le récit du personnage. C’est cette mise en images de la parole de Samir qui, non seulement ouvre le film au mystère de la croyance entourant un parcours périlleux, en l’occurrence la traversée de la frontière à dos de mules, mais également à une exploration où l’on est à mis chemin du documentaire et de la fiction. Car comment faire sentir le mystère ou encore la présence de la croyance sur cette terre, sans se contenter de mettre en scène une parole qui le dit ou des pratiques qui y réfèrent, si ce n’est par une mise en scène discrète qui effleure le mystère et qui ne peut se réduire à une mise en image de l’anecdote racontée par le personnage. C’est dans ce franchissement de la limite – si tant est quelle existe vraiment – entre l’’objectif et subjectif, entre l’extérieur et l’intérieur et vice-versa, entre l’image qui « documente » et l’image qui se risque dans les méandres de l’intériorité insaisissable du personnage et dans les mystères d’une terre, que réside la force du film.
Vers la fin, le parti-pris de la mise en scène fictionnelle est plus accentué. Il est introduit par les propos de Samir dans la chambre, toujours plongé dans l’obscurité : il reproche à son oncle de filmer la terre, la montagne et des paysages sans intérêt et lui suggère de filmer des « endroits bien ». Dans la séquence suivante, on voit Samir au bord de la mer, il a changé de « costume » : la combinaison du plongeur a remplacé le burnous et on le voit monter à bord d’une barque pneumatique. C’est à partir de là que commence une sorte d’évasion imprégnée d’une forte luminosité : on voit Samir sur la barque, dans une voiture et enfin sur une moto accompagné de sa petite amie. On le voit vivre une histoire d’amour clandestine dont la mise en scène est clairement fictionnelle : Samir et son amie sont séparés par une porte, ils se voient à travers un trou et on entend la voix-off de Samir raconter leur histoire. La contrebande s’invite d’ailleurs dans l’histoire et devient un obstacle à son accomplissement : le père de la fille est douanier et Samir envisage des complications dues à son implication dans la contrebande. Il s’agit là d’un mini-scénario qui s’offre à nous à la faveur du discours que tient le personnage sur un vécu amoureux complètement absent de la première partie du film.
Tout se passe comme si Mohamed Ouzine expérimentait, par cette porosité des registres de l’image et de la mise en scène, des modes différents de l’investissement cinématographique du territoire à la suite d’une suggestion formulée par Samir et allant dans le sens de l’évasion par l’image. Tout se passe comme si la terre et le personnage où s’enracine Samir dans la poussière dévoilaient vers la fin le potentiel fictionnel dont ils sont porteurs.
Paru dans Nachaz en octobre 2016